Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

« Une société sans drogue est une utopie ». Une rencontre avec Martin de Duve


Dossier

Responsable d’une association de prévention et de promotion de la santé chez les étudiants et spécialiste des assuétudes, il est à l’initiative du réseau « Jeunes, alcool & société » en Belgique francophone : Martin de Duve mène depuis plus de 15 ans de nombreux projets de prévention sur la question de la consommation de drogues et d’alcool par les jeunes. Les addictions n’ont plus de secret pour lui… ou presque !


En matière d’addictions, l’État a toujours joué un double jeu : en promouvant le danger à des fins économiques comme le tabac ou l’alcool et en le condamnant comme la drogue… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Il a toujours existé. Quand les premières législations apparaissent au début du XXe siècle – en Belgique, en 1921 : elles sont exclusivement morales. La décision a été prise en fonction des produits, mais tous les produits ne se sont pas retrouvés égaux devant la loi. En Occident, tabac et alcool ne posaient pas de problème, contrairement à d’autres. C’est une approche purement arbitraire du législateur qui établit une classification avec des drogues « culturelles » comme l’alcool ou le tabac, même si cela a changé pour ce dernier depuis. Cette position exclusivement morale qui est sur certains aspects extrêmement prohibitionniste et sur d’autres extrêmement permissive ne se justifie pas d’un point de vue de santé publique. Aujourd’hui, cette approche mérite une refonte complète du logiciel face à des phénomènes comme les nouvelles drogues de synthèse qui la dépassent. En effet, une nouvelle substance apparaît chaque semaine. Si le législateur veut maintenir son paradigme moraliste et prohibitionniste, il devrait chaque semaine changer la loi pour interdire une série de substances qui apparaissent sur le marché. Ce paradigme moraliste ne tient plus la route. Il faut pouvoir remettre à plat le logiciel législatif, totalement déconnecté des aspects de santé publique.

Raison pour laquelle vous en appelez à changer de paradigme…

Pour casser ce paradigme moraliste, il faut aller vers plus de pragmatisme au niveau des addictions. Cela passe par un changement de législation, mais aussi sur la manière dont les acteurs de la santé travaillent : l’approche biomédicale qui prévaut dans nos sociétés fait que chacun (médecins, psychiatres, psychologues, acteurs de prévention) travaille séparément. Commencent à se développer des pratiques de collaboration, et pour certains services, se développent des pratiques de transdisciplinarité, avec une approche multiple pour avoir une vision du continuum dans la relation que l’individu a par rapport au produit. Il faut aussi décriminaliser l’usage : une personne qui use de produits psychotropes peut avoir besoin d’aide et d’accompagnement, elle n’a pas besoin de sanction. C’est une aberration totale – c’est simplement la mettre dans une situation stigmatisante qui va probablement augmenter sa consommation, et au pire l’enfoncer dans des formes de criminalisation plus graves. La prohibition a un impact délétère sur la santé et les populations avec des produits qui deviennent de plus en plus dosés en principes actifs, dans une espèce de course effrénée qui pousse le consommateur à se tourner vers des réseaux clandestins. Dans une telle situation, on n’enraye même pas la consommation, on n’a pas accès à ces consommateurs pour faire de la prévention, de la sensibilisation ou de l’accompagnement. Il n’y a aucun bénéfice à le faire, d’autant que cela coûte des sommes folles en matière de sécurité et de justice… Tout cet argent pourrait être réinvesti dans des politiques de santé publique et de prévention. C’est un non-sens complet.

© Philippe Joisson

Mais ce changement de paradigme doit-il se faire dans une libéralisation totale ?

Les produits psychotropes ne sont pas anodins : ils ont un réel impact sur la personne, sur la société, sur l’interaction entre les individus, sur la santé mentale et physique. Aussi faut-il un traitement spécifique de ces produits de la part de l’État, et on ne peut pas laisser faire tout et n’importe quoi. En matière de cannabis, des législations apparaissent un peu partout dans le monde. Au Colorado, c’est le modèle capitaliste à outrance qui s’est mis en place avec une sorte de Cannabis Land et des pratiques commerciales douteuses, entraînant tout une série de dérives. Ce n’est pas le modèle que l’on prône. Le Portugal a récemment dépénalisé tout usage de drogue avec des effets sur le terrain extraordinaires puisqu’on permet de sociabiliser des individus, de les mettre sous traitement, de les accompagner, de pouvoir faire de la prévention, d’avoir accès aux toxicomanes qui étaient totalement mis au ban de la société et qui maintenant se réinsèrent. Ce lien avec la société est déterminant…

D’où le rôle essentiel de la prévention et la promotion de la santé. En la matière, les autorités en font-elles assez ?

Soyons clairs, non ! Les moyens alloués à la prévention sont ridicules. L’enveloppe de la santé publique est éclatée sur six ministres en Belgique. Comment mener une politique de santé cohérente quand tout est morcelé ? De manière générale, un euro investi en promotion de la santé et en prévention, ce sont trois à quatre euros récupérés à moyen terme sur les coûts de soins de santé.

Pourquoi l’État n’investit-il pas plus dans cette promotion ? À cause des lobbies ?

Cela pèse énormément dans la prise de décision. En la matière, le cas de l’Open VLD est problématique. Le parti a systématiquement fait capoter les initiatives autour d’un plan alcool tant en 2013, 2015 que 2017. Notamment parce qu’il a clairement des accointances avec le lobby de l’alcool : la fédération des brasseurs belges a engagé Sven Gatz en 2013 comme président, et le temps de la négociation, le plan a capoté. Sven Gatz a ensuite démissionné de sa fonction et est revenu à son mandat politique. Le conflit d’intérêts est évident. Les lobbies en général, et le lobby brassicole en particulier, ont voix au chapitre en Belgique, en impactant les politiques publiques. Je n’ai pas de problème avec l’alcool, ni avec les produits, mais j’en ai un avec la responsabilité que l’État a sur les pratiques qui poussent à la surconsommation de ces produits. Ce n’est pas la consommation qui pose problème, mais la surconsommation. Or, la publicité contribue à celle-ci, et c’est à l’État, à un moment donné, de mettre les balises pour éviter ces problématiques, d’autant que l’alcool a un impact de santé publique colossal dans notre pays : 10 % de la population a une consommation problématique et c’est la troisième cause de mortalité. Ensuite, cette problématique coûte cher. Entre quatre et six milliards d’euros par an.

À côté de cela, de nouvelles addictions apparaissent, comme la cyberdépendance aux réseaux sociaux ou aux écrans…

On observe sur ces comportements addictifs ou compulsifs – peu importe que ce soit avec ou sans substance – des mécaniques assez semblables qui activent le circuit de la récompense au niveau de notre cerveau. Les neurosciences s’intéressent évidemment à cela, mais le commerce aussi avec le développement du neuromarketing. Les neuromarketers, notamment de Facebook, ont admis, puis validé le fait que les likes activaient aussi ce circuit de la récompense. Évidemment, dans une moindre mesure que de la cocaïne ou de l’héroïne, mais cela agit sur ce circuit. On est sur des mécaniques similaires, mais alors que faire ? Soit on devient fou, on légifère à tout prix sur toute action, tout produit, tout service qui aurait un impact sur nos comportements. Soit on accepte que nous n’avons pas prise sur ceux-ci, mais avec la possibilité tantôt de mettre le holà à certaines pratiques excessives, tantôt de renforcer la prévention ou l’éducation, qui vont développer des facteurs de protection de façon à ce que les individus deviennent des consom’acteurs, et non des consommateurs compulsifs. C’est vers cela que nous aimerions tendre.

D’autant qu’historiquement, l’homme a toujours cherché à modifier son état de conscience.

En effet. Les traces les plus anciennes remontent à -10000 ans avant même que l’homme ne soit sédentaire. Sur un site au sud de la Turquie, récemment découvert, des archéologues allemands y ont trouvé des traces d’oxalates de calcium, un sous-résidu du brassage. C’était un lieu festif où on consommait de l’alcool vers -10000, avant même que l’homme ne soit sédentaire. Les premières traces d’hydromel datent de -7000. Les traces de consommation de cannabis en Chine de -2700 ans avant notre ère. Vouloir une société sans drogue est une utopie. Pendant longtemps, l’État n’en a eu cure. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’il commence à s’y intéresser avec cette approche morale et arbitraire dans laquelle nous baignons encore.