À l’heure où se clôturent les célébrations de Mai 68, il est urgent de s’interroger sur l’héritage de la libération sexuelle. Que s’est-il réellement passé il y a cinquante ans ? Sommes-nous aussi libéré.e.s que nous aimons le proclamer ? Alors que les débats sur l’ÉVRAS font rage, la libération sexuelle reste un objet nécessairement discursif : il faut se demander qui en parle, pour en dire quoi et dans quel but. (1)
La plupart des commémorations de Mai 68 qui ont émaillé l’année 2018 ont évité la question du genre et, surtout, celle de la sexualité (2). Cet oubli ne relève pas uniquement d’un angle mort de la pensée mais correspond à une réalité historique : nombre d’actions des mouvements féministes de la seconde vague ou de libération homosexuelle se sont déroulées dans les années qui ont suivi le printemps parisien. Malgré ces précisions historiques, les « années 68 » sont associées à la libération sexuelle dans l’imaginaire collectif. Ce sont les années durant lesquelles la jeunesse du baby-boom aurait fait sauter la chape de plomb morale qui écrasait les sociétés occidentales, transformant cette période en un moment de liberté, d’expérimentation et de levée de multiples tabous. Aujourd’hui, ils et elles sont nombreux/ses à se demander ce qui reste de cette période. Plutôt que de tenter de répondre à cette question ou de remémorer les événements qui ont marqué cette période de notre histoire, penchons-nous sur les débats autour de cet héritage et sur la manière dont on en parle aujourd’hui.
Un héritage en débat
Cinquante ans après les faits, chercheurs et chercheuses, polémistes et activistes continuent de se demander comment qualifier et évaluer ce qui s’est passé à l’époque (3). S’agissait-il vraiment d’une révolution ou bien d’une illusion ? D’un horizon politico-militant ou d’une réalité historique ? D’une construction idéologique ou d’un bouleversement sociologique ? L’histoire et la mémoire de la libération sexuelle sont loin de faire l’unanimité et, s’il reste d’inconditionnel.le.s thuriféraires, il s’agit d’un objet controversé, dont la nature, les effets et la réalité sont contestés.
On note d’une part des courants révisionnistes, qui nient, amenuisent et combattent l’importance des transformations. Cette démarche s’accompagne souvent d’une offensive conservatrice, au nom de laquelle il s’agit d’interroger les fondements de ce processus de libération. Cette approche influence, par exemple, les campagnes contre le « fléau pornographique » ou la dénonciation d’une marchandisation sans frein de l’humain. Elle dépeint souvent, en contrepoint, l’image nostalgique d’une époque où l’amour et les sentiments régissaient ce qui serait désormais livré aux inconstances du désir et à la recherche narcissique du plaisir. Ce type de propos se retrouve de manière très claire sous la plume du pape Benoît ou, sous un vernis de modernité, dans les ouvrages de la sexologue médiatique Thérèse Hargot (4). De manière plus surprenante, certaines de ces idées imprègnent aussi des discours féministes qui ne dénoncent pas seulement un double standard en faveur des hommes mais, à la suite de la Britannique Sheila Jeffreys (5), remettent en cause l’idée même de libération sexuelle. Face à un processus qui aurait accru la disponibilité sexuelle des femmes, ces auteures et militantes invitent à penser une sexualité qui échapperait enfin aux normes masculines.
D’autre part, on observe des voix qui ne contestent ni la réalité du processus de libération (les sociétés se sont profondément transformées, comme l’indiquent l’accès à la contraception, la dépénalisation de l’avortement ou la reconnaissance sociale et juridique de l’homosexualité) ni l’idéal de libération, mais en soulignent l’incomplétude (6). Dans une approche libertaire, certain.e.s soulignent que nous ne nous sommes pas vraiment libéré.e.s, en tout cas pas autant que nous aimons l’affirmer. De plus, ils et elles peuvent, à l’instar de Marcela Iacub (7), craindre l’avènement d’un nouvel ordre moral. Dans un autre registre, nombre de féministes soulignent que cette libération s’est arrêtée en chemin. Il s’agit alors de créer les conditions qui permettront enfin aux femmes de profiter pleinement de la liberté sexuelle et de dénoncer les biais androcentriques de la libération telle que pensée jusque-là. C’est par exemple le sens du slogan Me too. Mais cet objectif se manifeste aussi dans des approches comme le porno féministe ou queer, qui refuse de réduire la pornographie à une forme de la domination masculine et essaie d’en créer autrement. Cette critique de la libération sexuelle peut se doubler d’une lecture intersectionnelle, qui s’interroge notamment sur le statut des femmes pauvres ou racisées.
Une actualité multiple
Le panorama devient encore plus complexe quand on le confronte à quelques données récentes. Premièrement, face aux inquiétudes relatives à l’ »hypersexualisation » ou la « pornification », les nombreuses enquêtes scientifiques ou journalistiques sur les comportements sexuels dessinent une image plus nuancée. L’âge du premier rapport sexuel ne baisse pas significativement (voire augmente en certains endroits) et certain.e.s soulèvent la possibilité d’une diminution de l’activité sexuelle, particulièrement chez les jeunes. D’autres dénoncent l’association croissante entre vie sexuelle et bonheur ou encore les injonctions à la jouissance, à la performance ou à une « bonne sexualité » qui peuvent en résulter. On peut autant s’interroger, à l’inverse, sur la pérennité du sexe comme symbole de transgression. Dans un monde où la sexualité est plus accessible pour qui en ressent le désir, celle-ci perd aussi l’attrait du fruit défendu que l’interdit rendait obsédant. Dans un futur proche, la sexualité pourrait se transformer en une expérience banale et courante et, par conséquent, peu enivrante.
Deuxièmement, il serait illusoire de croire que la sexualité échappe – ou échappera un jour – aux normes sociales. Contrairement à ce qui est souvent avancé, la parole publique sur la sexualité reste l’apanage d’expert.e.s doctes et légitimes qui continuent souvent à agir en entrepreneurs/ses de morale. Si leur composition s’est un peu transformée, leur nombre reste limité. Par ailleurs, le langage utilisé reste codifié. La sexualité demeure souvent quelque chose dont il faut prévenir les risques et les dangers, et qui se double aujourd’hui d’impératifs tels que la santé, le bien-être ou le respect. Dans ce cadre, si on peut se réjouir des préoccupations relatives à l’éducation sexuelle de nos enfants, il est clair que des programmes comme l’ÉVRAS ne visent pas à libérer la sexualité de tout encadrement mais au contraire à remplacer des normes qui nous paraissent problématiques par d’autres qui semblent plus légitimes. De même, que penser de l’émergence de la notion de « santé sexuelle », si ce n’est qu’elle crée, par définition, une distinction entre ce qui serait sain ou non ? Cela replace la sexualité dans le domaine de la médecine, une expérience historique qui ne s’est pas nécessairement avérée émancipatrice.
Troisièmement, à l’inverse des discours éculés, nos gouvernant.e.s sont loin d’avoir quitté les chambres à coucher. Nombre de juristes soulignent ainsi une multiplication des normes juridiques autour du sexe, en particulier pénales. Libération ne signifie donc pas dépolitisation ou retrait de l’État. En outre, la rhétorique de la libération sexuelle peut être saisie à des fins d’exclusion. Ainsi, comme le montre l’exemple de la N-VA, plusieurs acteurs politiques de droite et d’extrême droite s’en servent dans le cadre de guerres civilisationnelles, afin de distinguer l’Occident de populations pensées dans une situation d’altérité sexuelle radicale.
Un objet nécessairement discursif
Ce petit exercice montre la difficulté de définir ce qu’est ou devrait être la libération sexuelle. Face à ce constat, il semble plus intéressant d’accepter une irréductible polysémie et de déplacer le débat. À la suite des idées de Foucault dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, il est moins pertinent de se demander si le sexe est réprimé que de s’interroger sur la parole produite à son sujet. La libération sexuelle apparaît alors non seulement comme un phénomène historique et sociologique, qui décrirait une transformation des comportements et des représentations relatifs à la sexualité, mais aussi comme un objet discursif, dont peuvent se saisir de nombreux acteurs. Autrement dit, il reste crucial, hier comme aujourd’hui, de se demander qui en parle, pour en dire quoi et dans quel but.
(1) Cet article s’appuie sur la participation de l’auteur au débat « Qu’en est-il de la libération sexuelle 50 ans après 1968 ? ».
(2) Parmi les exceptions en Belgique, on peut citer le séminaire « 69, années érotiques » (ULB) et l’ouvrage collectif Mai 68 raconté par les objets (Couleur livre, 2018).
(3) Aurélie Aromatario, « Révolution sexuelle : quelles révolutions pour quelles sexualités ? Revue de la littérature », dans Sextant, n°34, pp. 97-110 et Alain Giami et Gert Hekma (dir.), Révolutions sexuelles, Paris, La Musardine, 2015.
(4) Anne-Sophie Crosetti et Tommy De Ganck, « Thérèse Hargot, la “catho compatible”« , mis en ligne le 10 novembre 2016 sur www.o-re-la.org.
(5) Sheila Jeffreys, Anticlimax : a feminist perspective on the sexual revolution, Londres, Women’s Press, 1990.
(6) Fabienne Bloc et Valérie Piette, Jouissez sans entraves ? Sexualité, citoyenneté et liberté, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, 2016.
(7) Marcela Iacub, Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002.