Ils coupent le fil entre la douleur et le cerveau. Mais quand on ne peut plus s’en passer, c’est la déchéance ou la mort. En Belgique, leur usage a bondi d’un tiers en 7 ans. C’est l’une des crises sanitaires les plus importantes du XXIe siècle.
Son originalité est de ne pas provenir d’une maladie, mais de… médicaments. La crise vient des États-Unis, où 72 000 personnes sont décédées d’overdose de ces produits l’année dernière, dont le célèbre chanteur Prince. Mais dans notre pays aussi, l’abus d’opioïdes fait des ravages : les utilisateurs sont passés de 304 384 en 2010 à 402 236 en 2017 au sein des membres de la Mutualité chrétienne (MC), une étude suffisamment large pour que l’augmentation de 32 % en 7 ans puisse être jaugée représentative de la population. À vrai dire, l’existence des opioïdes est d’abord un bienfait, sans lequel on ne pourrait envisager les soins modernes, de l’orthopédie au traitement du cancer.
Mais ce qui est inquiétant, c’est l’augmentation de la consommation des opioïdes chez les patients non cancéreux. 92 % des patients qui consomment ces puissants analgésiques le font pour traiter des douleurs d’origine non cancéreuse, comme des douleurs articulaires, des névralgies, des maux de dos. L’utilisation de tels antidouleurs pour ces affections ne devrait pas dépasser quelques jours, voire semaines. Un phénomène révélateur : les médecins spécialistes, pourtant en première ligne des maladies à forte douleur, ont tendance à prescrire les opioïdes à moins de patients (35 %) que les généralistes (65 %). « L’utilisation prolongée d’opioïdes n’est pourtant pas sans risque », explique Jean Hermesse, secrétaire général de la MC. Une tolérance à l’effet analgésique s’installe assez rapidement. L’utilisation prolongée, l’augmentation des doses ou la prescription d’une variante plus puissante augmentent le risque d’effets secondaires, de dépendance et d’abus. Parmi les effets secondaires, la somnolence, avec risque d’accident de la route ou de travail, et la confusion. »
Cette augmentation de la consommation se manifeste tant pour les opioïdes faiblement dosés comme le tramadol (+ 36 % en 7 ans), que pour les fortement dosés comme l’oxycodone (+ 274 %). La hausse de cinq opioïdes (tramadol, oxycodone, tilidine, fentanyl, piritramide) a considérablement augmenté en dix ans (2006-2016), constate aussi de son côté l’INAMI. Le constat : en 2016, plus de 30 300 patients se sont procuré suffisamment d’opioïdes pour pouvoir s’administrer en moyenne plus d’une dose journalière. Un usage prolongé et régulier d’opioïdes peut créer une dépendance et contribuer à accroître la sensibilité des patients à la douleur. De ce fait, à long terme, leur besoin en antidouleur morphinique augmente.
Shopping médical
D’après l’INAMI, certains utilisateurs font même du shopping médical. C’est-à-dire qu’ils demandent des prescriptions à plusieurs médecins ou se procurent les médicaments dans plusieurs pharmacies. Certains patients vont jusqu’à recourir à des dizaines de médecins et de pharmaciens. Un phénomène qui mime ce qui est arrivé aux États-Unis. Et qui aboutit à une véritable crise, jusqu’à faire baisser l’espérance globale de vie. Une première depuis la Seconde Guerre mondiale. Avec 5 % de la population mondiale, le pays consomme 80 % des opioïdes. À tel point que cette mise sous tutelle médicamenteuse a aussi des répercussions sur le… marché du travail, en éloignant de l’emploi des victimes souvent précaires. Selon l’économiste de Princeton Alan Krueger, la moitié des hommes de 25 à 54 ans sortis du marché de l’emploi prenait quotidiennement des médicaments contre la douleur, et, dans les deux tiers des cas, des médicaments sur ordonnance.
« Ce qui est fondamental à comprendre, c’est que la manière d’employer ces produits est très différente pour la douleur aiguë et pour la douleur chronique. Ils offrent un incontestable soutien dans le traitement des douleurs dues aux cancers, par exemple. Mais ils présentent une inquiétude quand ils sont utilisés dans la durée par des patients qui souffrent de manière chronique, par exemple pour des maux de dos, de la migraine, du diabète (“pieds qui brûlent”) », explique le professeur Marie-Élisabeth Faymonville, anesthésiste-réanimateur, qui dirige le Centre de la douleur du CHU de Liège. « On considère qu’une douleur non apaisée au-delà de six mois est une douleur chronique. Mais il ne faut pas croire que le phénomène est identique dans notre pays avec celui que connaissent les États-Unis. Lors des dix dernières années, l’emploi non approprié d’opioïdes a provoqué plus de 190 000 décès. 8,5 millions de patients utilisent ces médicaments, dont l’usage est potentiellement mortel, de manière inadaptée. 2,5 millions sont de “vrais drogués” à ces substances. En Europe, sur la même période, l’usage abusif concernait 1,3 million de personnes, alors que sa population est deux fois et demie plus importante. Le phénomène, quoiqu’alarmant, est dix fois moins étendu. » Pourquoi cette différence ? « Parce que les systèmes sociaux sont fondamentalement différents. La médecine aux États-Unis est très chère. La population précarisée ne peut y accéder. Pour calmer une douleur qui les taraude, ils utilisent donc du fentanyl ou de l’oxycodone en excès. S’en fournir sur le marché noir semble très aisé. »
Il y a douleur et douleur
Pour la sommité mondiale dans le monde de l’hypnothérapie, qui assure que « chaque individu possède le fonctionnement cérébral permettant de réagir à l’hypnose, ce qui permet notamment de soigner des dépendances comme la cigarette ou l’alcool, il faut distinguer la douleur aiguë, qui est comme un signal d’alarme, qui appelle à une aide médicale pour un traitement et une guérison, et la douleur résiduelle. Elle perdure par exemple dans la fibromyalgie, dans les neuropathologies, la migraine. La douleur est alors inutile, obsolète, mais elle va devenir un problème pour l’individu parce qu’elle dirige sa vie. Elle va détruire petit à petit sa famille, son travail, ses relations sociales sans qu’il y ait nécessairement un substrat biologique à cette douleur, qui est donc très difficilement objectivable. Car elle est radio-transparente, elle n’apparaît ni aux radios ni au scanner. Dans le cas de la fibromyalgie, tous les examens sanguins, radiologiques ou endocrinaux sont parfaitement normaux. La plasticité du cerveau a modifié des neurones, qui ont mal alors même qu’ils ne sont pas sollicités par une cause externe de douleur », explique le professeur Faymonville. Faut-il alors croire tout ce que l’individu avance ?
Le piège médicamenteux
« La douleur se compose de sensations, comme une brûlure, d’émotion, de comportement et de pensée. Ces quatre éléments peuvent influencer la sensation de douleur. On donne de la morphine, alors que la cause peut être psychosociale. Il faut être vigilant et prudent. Le piège est de se tourner vers une solution médicamenteuse alors que la solution est peut-être dans le patient. Mais notre système de soins de santé ne valorise pas du tout l’acte intellectuel », explique Faymonville, qui a contribué début décembre à une réunion de consensus au sein de l’INAMI sur les bonnes pratiques pour l’usage des opioïdes. « Pour motiver un patient à changer pour diminuer sa douleur, cela prend du temps. Une consultation d’algologie d’une heure au moins est remboursée 23 euros. Mais si les gens ne se savent pas écoutés, ils font du shopping et cherchent une solution dans les médicaments, quitte à en subir les effets secondaires. Il faut sortir du modèle biomédical. Ce n’est pas à la marge : un Belge sur quatre subit des problèmes de douleurs chroniques. Et la solution peut être ailleurs que dans la pharmacie ».…