Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

Le « statut d’artiste », bientôt sans guillemets ?


Culture

Le passage du Covid-19 aura forcé la prise de conscience du monde politique quant aux conditions d’existence précaires des artistes. Alors que de nombreux signaux indiquent que l’actuel « statut d’artiste » est arrivé à bout de souffle, voici les débats sur son avenir à nouveau ouverts.


« Ceci n’est pas un statut. » Usée, la formule n’en reflète pas moins une vérité qui mérite d’être rappelée : ce que l’on appelle « statut d’artiste » n’est, en l’espèce, qu’un régime de chômage adapté aux particularités de l’intermittence. Permettant de geler la dégressivité des allocations de qui peut démontrer avoir effectué un certain nombre de jours de travail artistique sur une période donnée, cette disposition ne garantit aujourd’hui une protection sociale qu’à une faible proportion des professionnels des arts. La pente est même descendante : après une réforme en 2014 rehaussant les paliers d’accès – en les rendant pratiquement hors d’atteinte pour la nouvelle génération –, un imbroglio autour de l’interprétation de la loi par l’ONEM est également venu illustrer en 2017 le côté kafkaïen d’un système qui transforme les artistes en de suspicieux chômeurs.

C’est dans ce contexte qu’est survenue la crise, laissant une grosse partie des absents du « statut » dans un désert économique. Fanny Dreiss, comédienne, fait partie du lot. Après avoir vu, l’an dernier, son dossier recalé pour quelques jours de travail manquants, elle traverse la crise à l’aide de l’allocation d’insertion mensuelle de 430 euros qu’elle touche depuis la fin de ses études et de quelques contrats de doublage. Si elle s’en est sortie grâce à ses économies, la suite ne s’annonce pas plus simple. « En septembre, l’allocation d’insertion touchera à sa fin. C’est quand même une véritable angoisse. » Et alors que les répétitions (non payées) reprennent, les perspectives de contrat sur les planches restent imprécises. Autour d’elle, la comédienne observe une précarisation grandissante de ses pairs. « Beaucoup de gens ont commencé à se tourner vers le CPAS. »

Plasticine

Comme de nombreux artistes, avec ou sans «statut», la comédienne Fanny Dreiss est en mauvaise posture. © Sarah Torrini

Un électrochoc

Sur ce tableau noir, les lignes commencent néanmoins à frémir. Le 9 juillet dernier, la Chambre a fini par voter – en l’absence de la N-VA et du CD&V – une série de mesures de soutien, dont l’ouverture d’un chômage temporaire aux artistes à des conditions assouplies. Au-delà de ces sparadraps, la séquence aura permis de tenir enfin une discussion d’ampleur nationale au sujet des artistes. Durant les travaux parlementaires, de nombreux professionnels sont venus témoigner de leur quotidien devant les députés. Un électrochoc, observe Frédéric Young, délégué général de la SACD (la Société des auteurs et compositeurs dramatiques). « Ce que les politiques ont réalisé progressivement, c’est qu’ils devaient intervenir sur un secteur aussi touché que l’Horeca, mais encore plus paupérisé et “ubéris锫 , dit-il. « Tout ce travail invisible a émergé, avec des gens qui travaillent tout le temps, mais qui sont payés peu et sur peu de jours. Car les artistes, même quand ils ne jouent pas professionnellement, s’entraînent. »

« La crise aura effectivement montré toute la spécificité de nos métiers, et notamment d’une industrie musicale qui repose uniquement sur les revenus du concert », illustre de son vécu Yann Attia, producteur de musique électronique. Lui aussi « sans statut », il a dû se résigner, à l’amorce d’une année de composition, à accepter deux boulots à temps partiel pour continuer à financer ce qu’il perçoit comme sa véritable profession. « Dans le fond, ça revient à une négation de nos métiers. Cela te pousse à trouver un métier “normal”, et pour ceux qui n’ont pas fait d’études spécifiques, cela veut dire aller bosser dans un café. »

Après la rentrée

Une prise de conscience, donc, mais pour aller où ? Les mesures d’exception votées au début de l’été sont positives, reconnaît la ministre de la Culture Bénédicte Linard (Écolo), mais temporaires : « Il est donc nécessaire d’anticiper et de voir au-delà, notamment sur la question du statut d’artiste qui est aujourd’hui un ersatz dont l’obtention et le maintien sont soumis à des contraintes qui, déjà en temps normal, ne favorisent pas des conditions de travail sereines pour l’artiste, par exemple en matière de création », assure-t-elle.

Faire évoluer la question du statut social de l’artiste n’a rien de simple, notamment parce qu’institutionnellement, celle-ci dépend du ministre fédéral de l’Emploi, tout en concernant au premier plan les différents ministres de la Culture. Pourtant, en mai et en juillet, deux conférences interministérielles Culture ont eu lieu pour défricher le sujet, preuve d’une nouvelle dynamique en place. À l’heure où vous lisez ces lignes, un groupe de travail est en train d’être constitué pour étudier le sujet. Difficile pour l’heure d’arracher plus de détails sur la vision qui y sera défendue côté francophone. « L’élaboration d’un statut ne doit pas avoir pour unique vocation de sortir les artistes d’une précarité ou de légitimer leur travail, mais aussi de rémunérer ce travail de l’ombre entre deux périodes contractuelles », précise néanmoins la ministre. « Cette priorité doit également être élargie à tout intermittent, tout créateur et toute créatrice contribuant au travail artistique. »

La page blanche

En embuscade, les fédérations sectorielles ont fourbi leurs armes cet été. « On sent que c’est redevenu d’actualité. On a d’ailleurs un peu peur que chaque parti arrive avec des propositions divergentes », pose Fabian Hidalgo, coordinateur de FACIR (la Fédération des auteurs compositeurs et interprètes réunis). « Comme on constate que cette volonté politique est là, il faut que nous, les fédérations de travailleurs du secteur, on puisse y répondre. » La réponse, pourtant, ne va pas de soi. Repart-on d’une « page blanche » ou adapte-t-on l’existant ? Reste-t-on dans le régime du chômage ou crée-t-on un système de solidarité propre au secteur ? Avec quel argent ?

Ces questions ne manqueront sans doute pas de cliver les débats à venir. « En Flandre, on entend parfois dire que c’est impensable que l’ONEM continue de subsidier la culture », illustre Fabian Hidalgo. Un avis que certains rejoignent de ce côté de la frontière linguistique. « Il faut mettre le terme “statut d’artiste” à la poubelle. Il y a une question de protection sociale, mais aussi une question de revenu », pointe Frédéric Young. Pour ce dernier, le sujet ne peut s’aborder sans parler plus largement d’une revalorisation des emplois artistiques, dont les contrats ne rémunèrent pas tout le travail de coulisse indispensable à la création. Un enjeu pour lequel les Communautés – mais aussi les Régions et les communes, en tant qu’employeurs culturels – ont leur lot de responsabilités à assumer pour endiguer la précarisation croissante des artistes.