Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

La crainte du coup d’État climatique


Libres ensemble

Et si la crise climatique et environnementale profitait à l’extrême droite ? Avec l’excuse de nations assiégées par des déplacements de populations, les partis extrémistes pourraient promulguer des lois d’exception s’appliquant aux frontières, mais aussi à leurs opposants politiques. C’est l’hypothèse posée par le philosophe Mark Alizart, qui n’y va pas par quatre chemins pour exposer les menaces qu’il appréhende dans notre monde en mutation.


Parmi les innombrables essais consacrés à la crise écologique, au réchauffement climatique, rares sont ceux qui posent le problème en proposant conjointement une contre-offensive soutenue par la foi en sa réalisation. L’immense mérite du roboratif opus de Mark Alizart est d’annoncer d’emblée le cadre d’analyse et par là la possibilité de la riposte : la crise écologique se dessine comme un projet politique ourdi par une poignée de carbo-fascistes qui escomptent tirer de plantureux bénéfices des effondrements de la biodiversité et des dérèglements climatiques, lesquels dérèglements détruiront des milliards de vies humaines et non humaines. À l’hypothèse que l’on refuse de croire – celle d’une malveillance intentionnelle logée dans le chef des lobbys et des gouvernants à leurs bottes –, Mark Alizart affirme sa certitude : « ceux qui s’emploient à aggraver la crise » le font « en connaissance de cause ». Face à l’ »état d’urgence écologique », l’essai nous procure des armes conceptuelles et pratiques afin de vaincre le carbo-fascisme des populismes, en le prenant de court. Antidote au sentiment d’impuissance face au désastre (climatique, social, politique…), dépassant l’attentisme, le rousseauisme d’une certaine écologie antimilitariste, Le Coup d’État climatique part d’un constat – « il n’y a rien à attendre des gouvernements » – pour lancer un appel à la mise en place d’une Armée verte.

Dès lors que la crise écologique relève d’une volonté politique édictée par quelques gouvernants, le « collapsus environnemental » cesse non seulement d’être perçu comme une fatalité incontrôlable, mais appelle l’organisation urgente d’une riposte. Comment le « capitalisme du désastre » en est-il venu à voir une aubaine dans la destruction des écosystèmes, des forêts et des ressources ?

Un ouragan comme Katrina qui a frappé la Louisiane en 1995 fournit une bonne explication du fonctionnement du capitalisme du désastre, Naomi Klein a été clairvoyante à ce sujet. Après que la tempête fut passée, il a été extrêmement facile aux bailleurs soucieux de gentrifier leurs propriétés de ne plus reloger leurs locataires, qui étaient majoritairement pauvres et noirs. Chaque canicule induite par leur réchauffement climatique, chaque montée des eaux, promet les mêmes effets d’aubaine aux investisseurs qui n’auront pas à en pâtir directement. Si un paysan ne peut plus cultiver sa terre, il l’abandonnera à un propriétaire terrien plus solide qui en profitera pour s’agrandir. S’il faut à des familles quitter une maison engloutie par la mer, elles devront louer leurs nouveaux abris à de nouveaux logeurs qui les leur feront payer au prix fort parce qu’ils sauront qu’elles n’ont pas d’autre choix que de payer. En Australie, cette logique a déjà été mise à profit récemment : les incendies et la canicule de l’été ont formidablement enrichi les propriétaires de réserves d’eau, puisque là-bas, l’eau a été entièrement privatisée. Ils ont un intérêt objectif à ce que ces épisodes se répètent le plus souvent possible.

A pickup truck is filled with water on a street in the Ninth Ward of New Orleans, 24 September 2005, after a storm surge from Hurricane Rita breeched a patch in the levee of the Industrial Canal, reflooding the area. The Ninth Ward was already desvasted by floods from Hurricane Katrina and had been pumped dry only days before Rita hit. AFP PHOTO / Robyn Beck (Photo by ROBYN BECK / AFP)

Un effondrement climatique serait une aubaine pour l’extrême droite qui ne rêve que de ça ! Les esprits meurtris pourraient s’égarer au son de leurs sirènes. © Robyn Beck/AFP


Vous employez une formule choc qui donne toute l’ampleur du crime parfait tramé par les putschistes carbo-fascistes : « Les mégafeux de l’Amazonie sont nos incendies du Reichstag ». Vous dressez des parallèles inquiétants entre les années 1930 et les années 2020 (montée des fascismes, des populismes). Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Le fait que les gains de l’effondrement ne sont pas seulement économiques. Ils sont aussi politiques, les collapsologues l’oublient trop souvent. Mais entre une société qui se porte bien et une société effondrée à cause du désastre climatique, il y a une étape intermédiaire : la loi martiale, l’État militarisé. Dans certaines régions d’Afrique du Sud, l’eau ne coule plus au robinet. Les réserves sont à sec. Que s’y passe-t-il ? Pas du tout des formes d’auto-organisation populaire spontanée, mais des distributions d’eau en bouteille par l’armée. De même, suite au réchauffement, ce seront des millions des migrants climatiques qui chercheront refuge où ils peuvent. Or on voit déjà l’état de militarisation des frontières qui est allé de pair avec l’arrivée de quelques centaines de milliers de Syriens ou de Libyens sur nos côtes. Un effondrement climatique serait une aubaine pour l’extrême droite qui ne rêve que de ça : voir nos chères nations assiégées pour pouvoir promulguer des lois d’exception qui s’appliqueront aux frontières, avant de s’appliquer à leurs opposants politiques. J’ai la conviction que l’intérêt de la crise écologique sous ces deux aspects n’a pas pu échapper aux « démocrates illibéraux » qui n’attendent qu’un prétexte pour faire basculer leurs sociétés dans le fascisme total. C’est en ce sens que je parle d’un « coup d’État climatique ».

Vous semblez pessimiste quant à l’issue du conflit opposant les « gaïaphobes » et les « gaïaphiles »… En quoi l’écologie politique actuelle se fourvoie-t-elle ? Comment venir à bout de son irénisme ?

L’écologie a fait beaucoup de chemin et a gagné beaucoup de batailles, la preuve en est que nous parlons tous aujourd’hui de la crise écologique. Il me semble que sa progression est désormais empêchée par sa générosité même. L’écologie est attachée aux vertus du dialogue, elle croit à l’existence de conduites rationnelles et elle imagine que sa tâche consiste à créer un consensus pour sauver la planète. Je pense pour ma part que c’est peine perdue, que ce consensus n’existera jamais, pour les raisons que j’ai expliquées. Il faut maintenant, au contraire, que l’écologie déchire le voile d’illusion et qu’elle fasse surgir les points de fracture et d’antagonisme qui divisent l’humanité sur cette question. Sa manière de nommer l’ennemi, en particulier, doit changer. Dire que les industriels et les pollueurs sont seulement des « inconscients », des « imbéciles » ou des « suicidaires » est totalement insuffisant. Cela paralyse l’action parce qu’on ne combat pas des inconscients – on essaye de les réveiller – mais inconscients, ils ne le sont pas ! Ces gens sont des meurtriers, et les écologistes doivent assumer de les nommer exactement comme tels. C’est ce qu’Act Up a fait à l’époque de son combat contre le sida et ça a tout changé. Dès lors que les militants de l’association ont compris que l’inaction des gouvernants en matière de lutte contre le sida n’était pas due à des lenteurs administratives ou à des difficultés scientifiques, mais à une volonté délibérée de laisser mourir les principales victimes du sida, qui étaient essentiellement des gens qui n’intéressaient pas les politiciens – à savoir les gays, les toxicos, les prisonniers – et dès lors qu’ils l’ont dit, qu’ils ont cessé d’appeler les gouvernants des « bons à rien » et qu’ils les ont appelés des génocidaires, tout s’est débloqué.

Nous sommes en guerre, non pas en crise, écrivez-vous. Un mot sur votre appel à un éco-socialisme, à une Armée verte bâtie sur le modèle de l’Armée rouge de Trotski ?

Quoi qu’on pense de Trotski ou de Lénine, ils avaient au moins pour eux le mérite de ne pas être naïfs. L’Armée rouge fut conçue pour défendre la révolution des assauts fascistes et elle y a réussi. L’écologie contemporaine puise ses sources dans l’antimilitarisme des années 1970 et je conçois qu’elle ne soit pas très à l’aise avec le fait d’envisager dans les mêmes termes sa vocation historique, mais si, comme je le pense, le dérèglement climatique a déjà été militarisé par des néofascistes en vue d’imposer la loi d’une Armée brune, il me semble que l’écologie ne doit pas avoir peur de penser des moyens d’opposition de même magnitude. La crise écologique ne se résoudra pas en triant nos déchets, malheureusement. Elle sera vaincue grâce à un effort de guerre qui ne peut se comparer qu’à la production des centaines de milliers d’avions et de chars qui sont sortis des usines russes et américaines entre 1940 et 1944, parce que ce sont des centaines de millions de panneaux solaires qu’il nous faudra aussi être capables de produire dans les cinq prochaines années. Conduire un tel effort me semble en effet du ressort d’une Armée verte qui serait mieux occupée à faire ça que ne l’est notre armée actuelle à engloutir des milliards d’euros dans des sous-marins nucléaires qui ne sont plus que des lignes Maginot1 à l’heure de la guerre mondiale climatique qui vient.


1 Ligne de fortifications construite par la France de 1928 à 1940 le long de ses frotières, NDLR.