Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

Critique du soft power chinois (Jean-Michel De Waele)


Opinion

L’expérience de la pandémie de Covid-19 a-t-elle érigé la Chine en tant que modèle de gestion, en raison d’une série de mesures très fortes adoptées pour la contenir ? Et ce, en dépit de réductions drastiques des libertés ? L’opinion de Jean-Michel De Waele, professeur en sciences politiques à l’ULB.


« C’est l’une des grandes questions qui se posent : est-ce que cette crise provenant de Chine ne va pas profiter à la Chine ? Est-ce que le modèle chinois ne va pas en sortir renforcé ? Il faudrait que tout le monde ouvre un peu les yeux sur ce pays. La Chine recense un peu moins de 5 000 morts… On peut en douter. La réalité se situe sans doute plutôt autour des 30 000, 90 000, voire 120 000 ! On ne sait pas ce qui s’est passé dans les villes de province, autour de Wuhan, par exemple. Le “succès” de la Chine, nous ne savons pas à quel prix il a été atteint et nous ne savons pas ce qui se passe réellement. Il y a certes des scientifiques chinois de très haut niveau qui collaborent avec le reste du monde, mais aujourd’hui, ils ont perdu leur liberté académique. Je suis allé suffisamment en Chine pour me rendre compte que la liberté académique de mes collègues actifs dans les grandes universités, qui était raisonnable – du moins pouvait-on discuter avec eux – aujourd’hui, elle est réduite à néant. Je ne fais en rien confiance aux autorités chinoises et à leur politique de gestion. Le modèle chinois ne nous apprend en fait pas grand-chose, parce que l’on ne peut pas accorder de crédit et de fiabilité aux chiffres fournis.

Aujourd’hui, la Chine bénéficie peut-être d’un soft power, elle essaie de se donner une bonne image. J’ai reçu des messages d’étudiants et de collègues chinois qui se sont très gentiment inquiétés de ma santé et du manque de masques. Et je pense que toute une série de collègues qui sont allés en Chine ces dernières années ont reçu par hasard le même cadeau de soft power. Pourtant, cette crise peut aussi affaiblir le gouvernement chinois, je pense que beaucoup de ses citoyens ne sont d’ailleurs pas dupes du tout. Le pouvoir chinois pourrait être aussi fragilisé et déstabilisé par le nombre de chômeurs qui a explosé par millions. On observe une très importante crise sociale aujourd’hui dans ce pays, qui préfère cependant distiller les belles images lumineuses de Wuhan, lors de sa réouverture.

La Chine nous vend des millions de masques comme elle nous en a toujours vendu des millions, à vrai dire. Le problème que cela pose, c’est celui du modèle européen ultralibéral qui est allé jusqu’à considérer que l’on trouverait toujours une source d’approvisionnement sur le marché. Il est temps de revenir, sans doute, non pas à la fermeture des frontières, non pas à l’isolement et au chacun-pour-soi, mais à ce qu’au moins, au niveau européen, nous produisions une liste de produits alimentaires, médicaux, informatiques, qui nous permettent de passer un certain nombre de crises. Je suis vraiment très frappé, y compris dans les médias occidentaux –  malgré certains commentaires de journalistes plus critiques –, que l’on donne ainsi quitus à la Chine. » (vc)