Grand spécialiste de Spinoza, Pierre Ansay a écrit de nombreux livres sur le philosophe néerlandais qui compte parmi les grandes figures de la pensée rationaliste du XVIIe siècle. Dans son dernier ouvrage, « Le Cœur de Spinoza : vivre sans haine », l’écrivain belge tente de comprendre nos haines. Ou comment mieux gouverner notre vie, par la maîtrise de nos passions les plus tristes.
« Ne pas tourner en dérision les actions des hommes, ne pas les déplorer ni les maudire, mais les comprendre. » Partagez-vous avec Spinoza une même démarche ?
Pratiquer la philosophie de cette manière revient à essayer de comprendre le monde qui nous entoure par nos amours et nos haines. Réfléchir sur la haine qui nous habite est un excellent exercice de pacification. Même les plus grands criminels ont été produits par des circonstances et il convient, non pas de jeter des anathèmes, de les mépriser et de les maudire, mais d’essayer de comprendre comment les gens en arrivent à faire ce qu’ils font. Persécuté et banni de sa communauté1, Spinoza s’est efforcé de comprendre pourquoi il faisait l’objet d’une telle haine et pourquoi lui aussi, à des moments dans sa vie, avait pu haïr les gens qui l’ont persécuté. C’est cette manière, cette orientation thérapeutique dans la philosophie qui m’intéresse, car renoncer à la haine, c’est faire la paix avec soi-même et proposer la paix aux autres ; c’est passer des passions impulsives à l’action.
Est-ce selon vous une action salvatrice, si l’on en juge le titre d’un de vos livres, Spinoza peut nous sauver la vie ?
L’œuvre de Spinoza a la triste réputation d’être inabordable. Je pense plutôt que sa philosophie est une aventure, une avancée thérapeutique. Fréquenter Spinoza peut nous conduire à mieux gouverner notre vie. Nous sommes envahis par des passions qui génèrent en nous la haine, l’envie, la malédiction. Spinoza le constate : nous sommes des êtres passionnés, des êtres passifs – au sens premier du terme – car bombardés par le monde de diverses manières que Spinoza appelle des affections, dont nous tirons la face intérieure de nous-mêmes, à savoir des affects. Les affects, c’est la prise de conscience des affections, et un certain nombre de ces affections peuvent être joyeuses. C’est la camaraderie, l’amour, l’érotisme, la gourmandise, par exemple. Et il faut pouvoir s’en saisir. Quand nous troquons les passions tristes pour les passions joyeuses, nous acquérons une force plus grande qui va nous faire passer à un registre supplémentaire. Spinoza l’appelle le « second genre », c’est le fait de passer dans le domaine de l’action et donc à la compréhension du monde.
Le philosophe néerlandais Baruch Spinoza nous parlait déjà libertés fondamentales et démocratie au xviie siècle. À relire, pour s’inspirer et qui sait… philosopher. © Leemage/AFP
Pourrait-on dire, au travers de la philosophie politique de Spinoza, qu’il est un précurseur de toutes les grandes libertés modernes ?
Tout à fait, parce que c’est un grand défenseur de la démocratie. Malheureusement, sa justification plus élaborée de la démocratie a été interrompue par sa mort. Spinoza est d’abord un athée radical, très respectueux par ailleurs de la personne du Christ et d’un certain nombre de propositions contenues dans son enseignement. Spinoza est aussi et surtout un anticlérical féroce et un grand critique du judaïsme. Il dira que la religion, c’est « l’asile de l’ignorance » tout en considérant que la religion de l’amour, dont les évangiles sont un condensé pur, est un chemin, une étape intermédiaire pour aller vers des formes de compréhension plus élevées.
Quel est le cœur de l’Éthique de Spinoza ?
Comme déjà évoqué, Spinoza nous montre comment nous sommes des êtres passionnés et comment nous sommes pris par des mécaniques passionnelles. Il poursuit en nous disant que quand nous sommes soumis aux passions, nous sommes dans une servitude qui peut prendre de nombreuses formes, mais que nous pouvons nous en sortir. Il va encore plus loin en exposant les formes de libération possibles par rapport au monde passionnel, ce qui nous amène à une espèce de grande réconciliation pacifiée avec le monde, un amour paisible, un accomplissement de soi. L’Éthique est construit comme un livre de géométrie, ce qui peut rebuter à la lecture ! Les propositions de l’Éthique sont comme des théorèmes, ce sont des propositions d’existence. Ainsi il écrit : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. » Je pense que nous devons nous laisser interroger par ces propositions d’existence, sans vouloir forcément remonter toute la chaîne des théorèmes et des scolies. Voir ce que Spinoza a à nous dire, discuter avec lui, en quelque sorte nous laisser pénétrer, habiter par ce qu’il nous propose. Ce qui passe par le fait de ne pas être d’accord avec lui ! Parce que Spinoza, il faut bien l’avouer, a un gros problème avec les femmes, les enfants et avec la sexualité. On peut lui dire : « Eh là, mon ami, tu déconnes, je ne suis pas d’accord avec toi », peu importe ! [rires] Quelqu’un qui nous amène des propositions de sens, cela reste un frère.
Vous mettez Spinoza en résonance avec d’autres auteurs et courants philosophiques comme l’anarchisme. Comment érigez-vous des passerelles entre ces différents courants de la pensée et de l’action ?
Cela peut sembler paradoxal de rapprocher Spinoza des anarchistes. Parce que ces derniers veulent une société sans État, alors que Spinoza est le théoricien d’un État qui doit se faire respecter. Il confie à l’État la tâche de surveiller le clergé pour que la religion reste dans les limites de la vie privée, et qu’elle n’ait pas le droit de diriger les actions des hommes. Spinoza est dans ce sens l’un des premiers grands penseurs de la laïcité. Il dira cependant : « Si les hommes étaient sages, il n’y aurait pas besoin d’État. » Mais comment devient-on sage ? Par le biais de la pédagogie et donc de l’école ? Beaucoup de grands anarchistes ont été des pédagogues, je pense notamment à Élisée Reclus qui a été proche de l’ULB. Pour les anarchistes, nul besoin d’État, donc, à partir du moment où la scolarité permet de confronter la transmission des témoins de sagesse et de connaissance des générations précédentes au désir des enfants. Un autre grand philosophe, l’Américain John Dewey, a fait de l’école le centre nerveux d’une société progressiste. C’était un libéral, ce qu’il faut entendre au sens de social-démocrate, très à gauche. Quand on l’interrogeait sur sa philosophie, il parlait des écoles-laboratoires qu’il avait créées, de l’apprentissage par l’action. Tout cela ressemble très fort à ce que Spinoza a voulu enseigner : la réflexion, la connaissance pour conduire à la sagesse. Pour Spinoza, l’école est la planche de salut pour construire une société plus juste, parce qu’elle va permettre aux gens de progresser vers la sagesse. Le point ultime de la pensée de Spinoza, c’est le fait que les gens soient sages les uns avec les autres. Quand on est sage, on n’a plus besoin de gendarmes, du contrôle de l’État. On est tout près de l’anarchisme.
Vous avez également écrit un livre sur Gilles Deleuze. Quel est le lien entre ce grand philosophe français du XXe siècle et votre travail sur Spinoza ?
Je pense que Deleuze est un philosophe de la vie, un philosophe qui va montrer comment le capitalisme carbure aux passions tristes, comment la société impulse chez les gens des passions tristes qui les dissuadent de vivre mieux dans la créativité d’eux-mêmes. En réfléchissant sur les passions tristes, en montrant que la vie est une exubérance créative, Deleuze se détermine lui-même comme le fils spirituel de Spinoza. Ce sont deux philosophes qui ont essayé de montrer comment le pouvoir, c’est le « degré zéro de la puissance ». La puissance est la capacité que nous avons à nous saisir de nos propres enjeux, à les comprendre, à détecter en nous ce qui nous rend tristes et impuissants et au contraire à sélectionner en nous les occasions de vie, de joie, qui nous permettent de nous épandre les uns avec les autres dans la joie. Cette philosophie est également en lien avec la pensée de Nietzsche et de Lucrèce. Tous sont des philosophes de la vie bonne. C’est en ce sens-là que, peut-être, la proposition spinozienne est une thérapie. Une proposition thérapeutique visant à nous guérir des passions tristes, à sélectionner les passions joyeuses et ainsi arriver à la joie du comprendre sans plus haïr.
1 Il a été frappé par un herem, la forme la plus sévère d’exclusion de la communauté juive, à l’âge de 23 ans, NDLR.