Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

La nouvelle police de la pensée – Un entretien avec Caroline Fourest


Grand entretien

Éditorialiste, essayiste, réalisatrice, Caroline Fourest propose dans son dernier livre d’explorer l’histoire de « petits lynchages ordinaires » qui, sous couvert de sensibilités heurtées, menacent clairement la liberté d’expression. Le phénomène, né en Amérique du Nord, arrive désormais en Europe.


Quelle est cette Génération offensée que vous décrivez dans votre livre ? S’agit-il d’une classe d’âge, d’un milieu particulier ? Est-elle récente ?

Le terme « génération » désigne plus un credo qu’une classe d’âge. Mais il est clair que cette vision de l’antiracisme, identitaire et défensive s’étend chez la génération Y, née entre le début des années 1980 et la fin des années 1990. C’est une génération qui n’a pas eu à mener de combats réellement difficiles contre le racisme et les discriminations. Ils n’ont connu ni la ségrégation, ni la colonisation, ni l’apartheid, ni même vraiment le combat ayant abouti au mariage pour tous, que ma génération a mené. Ils sont les enfants de ces combats, ils bénéficient de ces acquis et, comme nous en rêvions, ils sont spontanément antiracistes. Ce qui est formidable, et réjouissant. Mais cette spontanéité, ce réflexe évident, vire parfois à la « panurgie ». Il suffit que quelqu’un crie au racisme pour que tout le monde s’emballe et le lynche sur les réseaux sociaux pour se sentir du bon « côté ». Or il arrive, de plus en plus souvent, que ces consignes soient lancées non pas contre des racistes, mais contre des auteurs ou des artistes parfaitement antiracistes, comme Ariane Mnouchkine (parce qu’elle a monté une pièce sur les autochtones du Canada) ou le chanteur Pharrell Williams (parce qu’il a posé avec une coiffe indienne pour un magazine). En fait de racistes, ces intellectuels ou ces artistes défendent simplement une vision plus universaliste qu’identitaire, la liberté d’expression ou de création. Ce qui gêne beaucoup la gauche identitaire, qui lance contre eux des anathèmes pour les disqualifier.

Vous employez le terme de « police de la pensée », qui renvoie à la notion de censure. Comment procèdent donc ces censeurs pour imposer leurs vues ?

En lançant des anathèmes comme « appropriation culturelle », en délégitimant l’autre sur la base de sa couleur de peau, distillant le soupçon de racisme. Ils vont tout disséquer et s’ils ne trouvent rien, uniquement des propos universalistes, ils vont inventer et lui prêter un inconscient. C’est le cas tout récemment d’un post hallucinant de Louis-George Tin, le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires), que je connais depuis plus de vingt ans puisque nous avons combattu ensemble contre l’homophobie. Imaginant un guide de la « parlure républicaine », il écrit : « Ne dites plus : “Vive la suprématie blanche.” Dites : “Nous sommes universalistes”« , ou encore « Ne dites plus : “Les Noirs et les Arabes ne comptent pas.” Dites : “Je suis contre les statistiques ethniques.”«  Outre le fait qu’il s’agit d’une disqualification assumée du fait de se référer à la République, c’est d’une malhonnêteté totale. Ceux qui croient à l’universalisme sont transformés en suprémacistes, et ceux qui refusent les statistiques ethniques aussi ! Voilà le niveau d’amalgame dont sont capables les boutiquiers de la gauche identitaire. Et bien sûr, ce degré de simplisme est applaudi outre-Atlantique par la gauche américaine, car il correspond à leur vision de l’antiracisme.

On the initiative of Ariane Mnouchkine of the Theatre du Soleil, a parade was organized. The theatre director is directing the performance. New demonstration against the pension reform project. Paris, December 17, 2019. Sur l'initiative de Ariane Mnouchkine du theatre du Soleil, une parade a ete organisee. La directrice du theatre est entrain de diriger la performance. Nouvelle manifestation contre le projet de la reforme des retraites. Paris, 17 decembre 2019.
Il suffit que quelqu’un crie au racisme pour que tout le monde s’emballe et se lance dans un lynchage sur les réseaux sociaux. La dramaturge Ariane Mnouchkine en a fait les frais pour avoir monté une pièce sur les autochtones du Canada. © Karine Pierre/Hans Lucas/AFP

La réalité que vous décrivez s’applique au premier chef à l’Amérique du Nord. L’Europe est-elle concernée à court terme de la même manière selon vous ?

Aux États-Unis, le débat intellectuel ne concerne qu’un tout petit nombre de personnes lisant encore des livres. En Europe, les livres – et donc le choix des mots – possèdent encore un pouvoir. Celui de la nuance. J’ai la faiblesse ou l’optimisme de croire que l’antiracisme universaliste, celui qui vise l’égalité et le droit à l’indifférence, est toujours majoritaire. Mais pour combien de temps ? Cette subtilité philosophique n’est plus assez transmise. Des filières universitaires comme à Paris 8 ou à l’École normale enseignent même de la combattre. Des générations de jeunes professeurs et de jeunes chercheurs, mais aussi d’activistes, encouragées par des réseaux américains tels que les Young Leaders, ne jurent plus que par la vision simpliste et post-ségrégationniste à l’américaine. Pour eux, l’idéal universaliste est associé à la colonisation et la laïcité est accolée à l’oppression des minorités. Il faut d’urgence résister à cet amalgame, réapprendre que l’universalisme a permis les luttes pour l’indépendance, et la laïcité celles pour la protection des minorités religieuses. Sinon, nous allons vers une réécriture totale de l’histoire où la philosophie politique ne sera plus qu’une guerre de tranchées entre identités. Où il n’y aura plus d’histoire commune mais une addition d’histoires particulières. Chaque groupe interdisant à l’autre de parler de «  son  » histoire ou de toucher à «  son  » art.

Comment sommes-nous passés en cinquante ans du slogan « Il est interdit d’interdire » à la situation que nous connaissons aujourd’hui ?

Cela est dû à l’importation de la mentalité ségrégationniste, paradoxa­le­ment, par le biais de l’antiracisme américain. Plus pragmatique que philosophique, il n’a pas pris le temps de déconstruire en profondeur les catégories ethniques de la ségrégation. L’essentiel fut de s’y opposer, d’inventer de nouvelles cases, mais pas de les supprimer. Du temps de la ségrégation, il n’existait que deux cases, « blanc » et « noir », puis on est passé à « métis » et maintenant à plus de 186 cases ethniques. Mais personne n’ose vraiment dire qu’il serait temps de cesser de penser les individus en fonction de leur couleur de peau. Obama a essayé un antiracisme « post-racial », mais l’Amérique profonde a répondu en votant pour la revanche des Blancs juste après avec Donald Trump. Il faut maintenant sortir de cette revanche… C’est une étape longue, sans doute inévitable au regard de l’histoire des États-Unis, mais que nous ne devrions pas plaquer sur l’Europe. Le racisme européen est bien plus pervers et paradoxalement subtil. Il est fait d’imaginaire esclavagiste et colonialiste, où l’on veut davantage se mélanger mais de façon asymétrique et dominatrice. En France, les plus racistes ne sont pas issus des classes supérieures ignorant la diversité du monde, mais plutôt des classes populaires qui ont la sensation de perdre leur qualité de vie, de perdre leur pouvoir d’achat, et se raccrochent à la nostalgie d’un temps où ils étaient au moins dominants culturellement parlant. Cela ne se combat pas de la même manière. Rien ne serait pire que de donner le sentiment de privilégier une élite sur critères ethniques, comme le proposait le secrétaire d’État chargé de lutter contre les discriminations sous Nicolas Sarkozy. Il suggérait de réserver des places au troisième concours externe de l’ENA sur critères ethniques. Ce qui était le meilleur moyen de favoriser les enfants des élites, comme l’ancien président du CRAN (qui était fils de ministre). Qu’en auraient pensé les enfants d’ouvriers n’ayant pas droit à cette filière ? Le Front national s’en serait régalé. Même si cela coûte bien plus cher à l’État, nous n’avons pas besoin de « discrimination positive » ethnique, mais de bourses, d’aides sociales et de donner les codes d’entrée des élites à tous les enfants de la République.

Vous-même avez connu des tentatives de censure de la part de ces courants. Vous incriminez les « élites » dont vous constatez la démission face à ce type de situation. La « retribalisation » du monde est-elle donc inéluctable ?

Non, je n’incrimine pas « les élites » en général. Cela ne veut rien dire car nous en faisons tous partie. Beaucoup d’intellectuels ou de journalistes restent attachés à l’universalisme. En revanche, nous avons un sérieux problème à l’Université. Et tout politique qui a le courage de le dire se prend une campagne férocement corporatiste. Dans un contexte de remontée des propagandes antirépublicaines, il faut pourtant repenser notre façon de transmettre et de cultiver l’esprit critique. Sinon, l’idéal républicain universaliste finira broyé entre l’identitarisme d’extrême droite et l’identitarisme d’extrême gauche. Et bien sûr, finalement, l’extrême droite est sûre de l’emporter.