Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

Tuer les tabous pour sauver l’hôpital


Libres ensemble

Le Covid a montré les limites de notre système de santé. Pour le réformer, il faudra passer d’un système de gestion « en silos » à une collaboration avancée. Éclairages de praticiens de terrain.


Plus que tout autre, le secteur médico-hospitalier a été terriblement bousculé par la crise sanitaire. Même si la saturation des hôpitaux telle que l’ont connue l’Italie et l’est de la France a pu être évitée (de peu) dans notre pays, le constat que la commission spéciale d’enquête a commencé à faire est sévère : « Il y a eu de l’impréparation, de la négligence et de l’immobilisme, mais surtout de mauvaises décisions au départ qui ont conduit à mettre en place des structures de gestion peu adéquates pour organiser la lutte contre l’épidémie », a asséné l’épidémiologiste Yves Coppieters (ULB).

4 000 morts évitables en maison de repos

« Je voudrais retenir de cet épisode un élément positif : c’est la collaboration étroite qui s’est nouée entre généralistes et hôpital. Cela a été extrêmement important pour faire face à cette vague de virus, avec des dégradations de patients très impressionnantes parce que très rapides. » Le docteur Stephan Ceulemans est gériatre à la clinique Sainte-Anne Saint-Rémi à Anderlecht. « Nous avons eu jusqu’à soixante patients infectés par le virus. » Sainte-Anne Saint-Rémi sera un temps un cluster reconnu de l’infection, notamment à cause du nombre élevé de maisons de repos et de soins dans son hinterland. « Les maisons de repos ont réalisé un travail extraordinaire pour ne pas transférer de manière excessive vers l’hôpital, alors qu’elles auraient pu se “débarrasser” aisément de leurs résidents potentiellement infectés et contaminants. En maison de repos comme à l’hôpital, les visites des conjoints et des enfants étaient interdites. Mais tant que la maladie pouvait être soignée hors de l’hôpital, il était préférable que les malades puissent être pris en charge dans un environnement qui leur est familier, qui est leur domicile parfois depuis de longues années », explique le docteur Stephan Ceulemans. « Nous avons eu jusqu’à cinq morts en un seul week-end, vous imaginez combien c’est dur à vivre. Et combien cela souligne nos limites… »

Healthcare workers take part in a protest calling for better work conditions and gather in memory of a health worker who died from the novel coronavirus (COVID-19) at the Ixelles Hospital in Brussel on June 23, 2020. - The sign reads 'Nurses badly paid, patients not safe'. (Photo by Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)

Les hôpitaux et tous les secteurs des soins de santé en général sont sur le front, au cœur de la pandémie. Ils se battent pourtant sur d’autres fronts depuis des années ! © Kenzo Tribouillard/AFP

« Et nous n’avons transféré aucun patient aux soins intensifs ! », poursuit le médecin. On pourrait s’étonner de considérer cela comme une victoire. « Les soins qu’ils y auraient reçus auraient prolongé leur vie au prix de souffrances plus grandes et sans aucun espoir de les voir rétablis. Cela aurait été de la futilité thérapeutique. Les médecins traitants l’ont expliqué clairement et franchement aux familles. Les généralistes ont été des partenaires essentiels, il faudra ne pas l’oublier quand tout ceci sera fini », ajoute le médecin.

La première ligne dégarnie

Pendant ce temps-là, 40 % des communes francophones ont un déficit avéré de généralistes et la pénurie des métiers infirmiers s’aggrave. Il y a 5 000 postes à pourvoir en Belgique, selon l’Association belge des praticiens de l’art infirmier. Au cœur de la crise, une centaine d’intellectuels lance une carte blanche qui brise l’unanimisme de circonstance : il apparaît que la Belgique a suivi bien trop tardivement les recommandations de dépistage massif de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), qui précédaient pourtant l’imposition du confinement par le gouvernement. Un grand nombre de médecins dénonce les sous-investissements actuels, alors que les pouvoirs spéciaux permettaient de réquisitionner quantité de moyens.

Mais comment dessiner les soins de santé de demain pour qu’ils soient pérennes et payables ? « Les prestations de soins devraient se dérouler à la plus petite échelle possible, à l’instar du système mis en place aux Pays-Bas. Ce niveau loco-régional pourrait correspondre, à peu près, à la moitié d’une province, soit quelques centaines de milliers de personnes », explique le professeur Marc Noppen, patron de l’UZ Brussel, au nord de la capitale. Il fait référence à des projets renommés, comme dans la région de Stockholm ou celle de Kinzigtal en Allemagne. Avec un budget fixe pour une zone définie, les prestataires et les institutions ont assuré des soins de façon plus rentable et même plus qualitative que dans l’ancien système de paiement à l’acte, qui prévaut essentiellement chez nous.

Évidemment, le « saut » du niveau macro-fédéral à un niveau loco-régional remet en question les niveaux intermédiaires, Communautés ou Régions : « Quelle est la valeur ajoutée objective (et non pas politique ou idéologique) de ces niveaux intermédiaires ? L’UZ Brussel coopère spontanément avec une vingtaine de maisons de repos et de soins à Bruxelles et en Flandre. En l’absence de politiques communautaires efficaces pour ces maisons de repos et de soins, nous les avons aidées nous-mêmes, avec du matériel, des vidéos d’instructions, du personnel et des conseils. »

La lasagne belge, un frein à la réforme

Cette mutation, elle est esquissée selon une série de projets-pilotes mis en place sous la dernière législature. Jean Macq (UCLouvain) dirige l’évaluation des bonnes pratiques de rapprochement des intervenants qui, sans quoi, exerceraient chacun dans leur coin. « Les projets peuvent renforcer le “travailler ensemble”, au profit des patients chroniques ou à risque de le devenir. Par exemple, créer des synergies MG-hôpitaux, intensifier la concertation entre généralistes et pharmaciens, pousser à la collaboration kinés et coachs encadrant les activités physiques adaptées ? Il existe un consensus international voulant que, pour discerner des changements imputables à une intégration accrue des soins, on se place sur des perspectives de dix ans. Bien plus qu’une législature… Les projets pilotes abattent tous du bon boulot, mettent en œuvre des modes de collaboration nouveaux, en résonance avec leur réalité locale (ruralité, précarité, densité de l’offre [para] médicale…). Depuis des décennies, on pense le système des soins de santé de manière éclatée : les médecins d’un côté, les hôpitaux de l’autre, les maisons de repos à part aussi… Alors qu’on doit le penser de manière intégrée. »

Malheureusement, on se heurte à la lasagne belge, établie dans la 6e réforme de l’État et sans doute davantage dans celle à venir. L’État fédéral et l’Inami (Institut national de maladie-invalidité) ont lancé des appels à projets pour motiver tous les acteurs de la santé à travailler ensemble sur un territoire de 150 000 personnes. « L’idée était d’améliorer la prise en charge des personnes pour les maladies chroniques, depuis le moment où elles sont à risque jusqu’au moment où elles passent tout leur temps à l’hôpital. Afin de pouvoir organiser des soins efficaces pour ces personnes, vous avez besoin de compétences du fédéral qui finance les soins à l’hôpital, les soins infirmiers, les kinés, etc. Pour les soins à domicile, vous avez besoin d’aides familiales, donc des Régions. Et si vous voulez faire de la prévention, vous avez besoin en partie des Communautés, en partie des Régions. Quand on a voulu lancer ces projets, on a rencontré un tas de problèmes parce que le fédéral ne réussissait pas à s’entendre avec le régional… », explique Jean Macq.

«Oubliés, les déterminants sociaux de la santé ! »

Ce point de vue est largement partagé, notamment par Xavier Brenez, directeur général des Mutualités libres. « Tout est cloisonné. Il faut une intégration, d’abord au sein des soins curatifs, puis entre le curatif et le préventif et enfin entre le monde des soins de santé et d’autres domaines qui ont un impact sur la santé (logement, environnement…). Pour ne pas avoir seulement un système qui soigne les maladies, mais plutôt une réflexion sociétale sur la façon dont on maintient et développe notre capital santé. Mais un texte de vision, ce n’est que de la littérature. Il faut le décliner dans des objectifs clairs et mesurables. Par exemple, en matière de mortalité évitable, de réduction des inégalités, d’années de vie en bonne santé. Et il ne faudra pas seulement tenir compte de l’avis des experts, mais aussi de celui des citoyens. Des études ont montré par exemple qu’ils mettent la priorité sur la qualité de vie plutôt que sur la longévité. Cela a des implications pour notre système de santé. »

« Il est temps de faire tomber les tabous du rôle séculaire de chaque intervenant pour le bien de la santé publique. Si on veut vraiment améliorer les soins de santé du futur, il faut avoir une vision sur les vingt-cinq prochaines années. Pas seulement au niveau des dépenses et des coûts, mais en se demandant d’abord ce qu’on entend par “bonne santé”. C’est bien plus que ne pas être malade. À partir de là, il est plus facile de définir quels types de soins on veut pour cette santé-là. Or, on n’a jamais explicité ce débat qui a pourtant toute son importance », insiste Paul De Munck, président du Groupement belge des omnipraticiens (GBO), principal syndicat de médecins généralistes francophones. « La part des soins dans l’amélioration de la santé d’une population n’est pas énorme, à peine 20 %. Tout le reste, c’est autre chose, et notamment ce grand pan que sont les déterminants sociaux de la santé. Et de cela, on ne s’occupe pas. Pas du tout. »