Pour faire face aux crises telles que le terrorisme et la pandémie, des mesures exceptionnelles limitant les libertés publiques sont souvent prises par l’État. Elles doivent toutefois être nécessaires et proportionnées au danger, ne peuvent pas porter atteinte à l’essence même des droits fondamentaux et doivent être abrogées dès que l’urgence est passée. Cependant, l’actualité offre de nombreux exemples de mesures d’urgence devenues permanentes.
Une situation de crise comporte toujours un risque de remise en question des libertés publiques et des principes démocratiques. Comme des décisions doivent être prises rapidement, le pouvoir exécutif acquiert un rôle prépondérant. L’efficacité de la lutte contre l’urgence – terrorisme, pandémie… – exige une action rapide, et des mesures qui peuvent déroger au droit commun. Si tous les pays possèdent des mécanismes permettant de faire face à une urgence, celle-ci ne peut pas devenir un prétexte pour aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour y répondre.
En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orbán a profité de la crise du Covid-19 pour consolider son régime illibéral. © Zoltan Mathe/Pool/AFP
Un régime autoritaire peut profiter de l’occasion pour renforcer son pouvoir, comme cela a été fait en Hongrie. Mais ce n’est qu’une partie du problème, qui est en réalité bien plus vaste et complexe. Même un pays démocratique stable peut voir ses libertés publiques rognées, petit à petit, par un mouvement insidieux. Ce n’est alors pas le résultat d’une politique délibérée visant à instaurer un régime autoritaire, mais de choix faits par une technocratie visant à l’efficacité de l’action publique. En d’autres termes, un danger pour les libertés peut venir d’un pouvoir qui n’a pas d’intention d’instaurer une dictature, mais qui introduit des mesures liberticides dans le but – certes louable – de protéger la population et de répondre à une demande de sécurité.
L’État vise à l’efficacité et a toujours tendance à réduire les libertés, qui sont perçues comme des obstacles à l’action. Mais l’action de l’État n’est légitime que si elle a lieu dans le respect des droits fondamentaux des citoyens.
Consolidation d’un régime oppressif…
En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orbán a profité de la crise du Covid-19 pour consolider son régime autoritaire. Il a adopté, le 31 mars 2020, une loi qui donne des pouvoirs exceptionnels au gouvernement et créé de nouvelles infractions. Elle donne au gouvernement le pouvoir de suspendre ou de modifier les lois par décret et de prendre des mesures exceptionnelles, sans limitation de temps. La seule limite est la fin de l’urgence, mais c’est le Parlement, à la botte de Viktor Orbán, qui en décide. Entre-temps, aucune élection ou aucun référendum ne peut avoir lieu. La loi crée plusieurs délits, tous punis de lourdes peines de prison : l’obstruction des mesures prises pour lutter contre la pandémie, le fait de prononcer ou de diffuser des nouvelles fausses ou déformées… Compte tenu du contrôle exercé sur les tribunaux par le gouvernement, cette nouvelle loi donne à Viktor Orbán le moyen de faire taire toute opinion discordante sur sa manière de gérer la crise. La loi en question a été formellement abrogée, mais une grande partie de ses dispositions a été transférée dans le droit commun.
… et mesures exceptionnelles devenant permanentes
La France offre un exemple d’érosion des libertés publiques au gré des crises, sans qu’il y ait pour autant une volonté délibérée d’abolir la démocratie libérale. L’état d’urgence sanitaire donne par exemple de nombreux pouvoirs au gouvernement. Le Premier ministre peut prendre un ensemble de mesures restrictives des libertés. Si ces mesures ont sans doute été nécessaires face à l’épidémie, se pose le problème de leur proportionnalité et du maintien de certains éléments du dispositif.
Ce n’est que la suite d’une tendance lourde, particulièrement illustrée par l’état d’urgence proclamé à la suite des attentats terroristes de 2015. L’état d’urgence permet de confier des compétences exceptionnelles aux autorités, notamment d’assigner à résidence, « toute personne […] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». En outre, les autorités peuvent « ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile » pour des motifs identiques. Cette rédaction particulièrement large et vague donne à l’administration un pouvoir exorbitant sur les citoyens. Toutefois, le Conseil constitutionnel a annulé une disposition de cette loi, qui donnait à la police le droit de procéder à des contrôles d’identité et à des fouilles de bagages et de véhicules dans les zones où l’état d’urgence a été déclaré, indépendamment du comportement de la personne.
L’état d’urgence a été formellement levé en 2017, mais de nombreuses dispositions sont passées dans le droit commun par l’effet de la loi du 30 octobre 2017 « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ». Ces mesures d’exception, dorénavant à la disposition des autorités de manière permanente, leur donnent le droit de prendre des mesures restreignant les libertés, pour des raisons préventives, avant qu’une infraction ait eu lieu. C’est, en soi, une atteinte aux principes de base de l’ordre juridique démocratique : un individu ne peut être privé de ses droits et de ses libertés qu’après un procès équitable, devant un juge indépendant, et pour des faits concrets qui lui sont reprochés.
Le droit antiterroriste ou de « sécurité intérieure » rompt avec ces principes. L’exécutif peut interdire à une personne de quitter le territoire de sa commune de résidence sur la base de simples soupçons. Les mesures administratives peuvent être contestées devant le tribunal administratif, ce qui donne quand même certaines garanties. Cela reste scandaleux que ces pouvoirs, qui devraient être strictement limités dans le temps, soient devenus permanents. La nécessaire lutte contre la violence terroriste a conduit le législateur à d’autres inventions, comme la création du délit de « consultation habituelle de site terroriste », heureusement censurée par le Conseil constitutionnel.
Le cas exemplaire des « gilets jaunes »
Le mouvement des « gilets jaunes » a été, pour l’exécutif, une autre occasion de faire preuve de son imagination infinie pour inventer de nouveaux dispositifs de maintien de l’ordre public. Et ce, même au prix de la restriction des libertés fondamentales. L’interdiction administrative de manifester, introduite par la loi « anti-casseurs » de 2019, permettait à l’autorité administrative d’interdire à une personne de prendre part à une manifestation, voire de lui interdire sa participation à toute manifestation pendant une durée d’un mois. Cette loi permet également de fouiller des personnes et des véhicules aux abords d’une manifestation sur la base d’une simple présomption de menace pour l’ordre public. La gravité de ces mesures préventives a été dénoncée ; cette loi « réinvente […] les classes sociales dangereuses » et « crée une présomption de culpabilité » selon le député Charles de Courson. L’interdiction administrative de manifester a été déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Le mouvement des « gilets jaunes » a donné lieu à d’autres abus de la part des autorités, pas nécessairement inscrits dans la loi, mais résultant de la pratique du maintien de l’ordre. Des arrestations préventives ont eu lieu, ainsi que de nombreuses blessures graves, au point que la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a rédigé des observations très critiques sur le sujet1. Les blessures graves subies par des manifestants résultent d’une politique délibérée des autorités, d’après les enquêtes réalisées par des médias comme Le Monde.
Ces exemples montrent une tendance à la multiplication des dispositifs restreignant les libertés fondamentales. Cela relève de la responsabilité des politiques, mais également des citoyens. Le pouvoir répond à ce qu’il perçoit comme une demande de sécurité de la part de la population.
Les crises sont souvent utilisées par des régimes non démocratiques pour consolider leur pouvoir. Cependant, il est essentiel de se prémunir d’un sentiment de sécurité erroné que « cela ne nous concerne pas ». Tout régime démocratique libéral est fragile ; il peut faire l’objet d’attaques de ses ennemis, mais peut également être fragilisé par ceux qui sont censés le protéger. Les libertés ne sont jamais définitivement acquises ; elles requièrent une vigilance de tous les instants.
1 Mémorandum sur le maintien de l’ordre et la liberté de réunion dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes » en France.