Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

« Le récit européen reste à écrire ». Un entretien avec Christine Ockrent


Grand entretien

Se replonger dans les mois qui ont précédé l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis, voilà qui permet déjà de tirer certaines leçons d’une crise sanitaire mondiale que les grands de ce monde ont tardé à prendre au sérieux. Dans « La Guerre des récits », la journaliste française Christine Ockrent, spécialiste des relations internationales, propose une réflexion sur la gestion du début de la pandémie par Vlademir Poutine, Xi Jinping et Donald Trump, et sur ce que cela dit de leur modèle politique prétendument supérieur. La guerre des mots est lancée.


C’est en pleine pandémie que vous décidez, cet été, de vous pencher sur la manière dont les différents régimes politiques de la planète ont réagi face à cette menace, inconnue jusqu’alors, qu’était la Covid-19, et de coucher vos réflexions sur le papier. Pourquoi ? Parce qu’il vous semblait qu’il se passait là quelque chose d’inédit ?

À partir du moment où nous étions confinés une première fois, il m’a semblé, en effet, que c’était un moment singulier où le temps paraissait suspendu, où tout semblait aller très lentement pour chacun d’entre nous. Et pourtant on voyait s’accélérer, se cristalliser les rapports de forces entre les grands acteurs du monde contemporain face à la diffusion du virus, à commencer, bien sûr, par la Chine, qui a été frappée la première, ensuite les États-Unis, la Russie et puis nous, en Europe. Nous avons été touchés un tout petit peu plus tard que les États-Unis, mais il y a eu une période de latence où il était intéressant d’observer la préparation – plutôt l’impréparation – à ce choc sanitaire, et, à partir de là, la manière dont les différents pouvoirs ont construit leur récit. Un récit d’abord pour leurs propres opinions publiques et ensuite, bien évidemment, un récit pour le monde extérieur, de façon à prouver – et cela a été le cas de la Chine – que le modèle chinois était le meilleur du monde sur le plan sanitaire, mais aussi politique et économique.

Portrait taken 05 October 2006 at the Women's Forum for the Economy and Society in Deauville, France shows Belgian journalist and author Christine Ockrent. AFP PHOTO BERTRAND GUAY (Photo by Bertrand GUAY / AFP)
Dans son dernier ouvrage, la journaliste Christine Ockrent analyse la manière dont différentes grandes puissances mondiales tentent d’influencer les affaires du monde par leurs récits spécifiques. © Bertrand Guay/AFP

Vous parlez de « guerre des récits », ces récits en mouvement, construits ou non, et que l’on qualifie en anglais de narratives. Est-ce que, de tout temps, chaque État, chaque civilisation s’est construit ce type de récit ?

Vous vous souvenez de l’Iliade et de l’Odyssée? C’est extraordinaire  : depuis toujours, le pouvoir s’accompagne de son propre récit, qui, évidemment, dans des sociétés ouvertes comme les nôtres, est tumultueux et fait de toutes sortes de voix. Il y a évidemment le récit officiel qui est parfois discordant, d’ailleurs, produit par des ministres qui ne sont pas d’accord entre eux. Mais il y a aussi, bien évidemment, les médias et les différents vecteurs au travers desquels l’opinion publique s’exprime. Les réseaux sociaux – on vient de le voir au cours de la campagne présidentielle américaine – jouent un rôle de plus en plus important. Et parfois de plus en plus néfaste puisque, sous couvert d’anonymat, n’importe qui peut dire absolument n’importe quoi. Le récit est central et il a pris, à une époque où la communication est elle aussi mondialisée, une dimension à laquelle aucun d’entre nous n’échappe.

Dans votre ouvrage, La Guerre des récits, pourquoi avoir choisi la Chine, la Russie et les États-Unis et non l’Inde, l’Iran ou des pays du Moyen-Orient ? Pourquoi ces trois grands-là ? Parce qu’ils ont une influence sur notre Europe ? Que leurs récits côtoient ou rejoignent celui de l’Europe ?

Qu’on le veuille ou non, les États-Unis et la Chine se livrent désormais un duel frontal pour la suprématie du monde, notamment sur le plan technologique. De son côté, depuis qu’il est au pouvoir – c’est-à-dire depuis vingt ans maintenant –, Vladimir Poutine s’efforce d’être partie prenante dans une sorte de triumvirat pour influencer les affaires du monde. On a vu à quel point il a réussi à réintroduire la Russie au Moyen-Orient, par exemple. Puis vient l’Europe, dont les 27 pays indépendants les uns des autres ont décidé, au fil des années, de mettre en commun une partie de leur souveraineté, à l’exception, jusqu’à présent, de la santé publique. Cette politique du chacun pour soi n’a fait montre que d’inefficacité, forcément, et d’affolement dans chacun de nos pays. Il m’a semblé que c’étaient ces acteurs principaux qu’il fallait observer pour tenter d’analyser leurs initiatives au cours de cette pandémie.

À propos de l’Europe, vous dites qu’elle est incapable, et ce depuis longtemps, de construire, de promouvoir son récit. Contrairement à Poutine, à Jinping et à Trump, qui ne cessent de promouvoir leur récit, voire de le « surpromouvoir ». Pourquoi l’Europe a-t-elle peur de valoriser son récit ?

Ce n’est pas une question de peur, elle ne s’est simplement pas construite ainsi. Chacun de nos pays a son histoire propre, son récit propre, dont il a toute raison d’être fier et de continuer à le nourrir. Ce sont de plus des histoires qui ont parfois été antagonistes. C’est toute l’originalité et la difficulté du processus européen. Et il est intéressant de constater que cette nécessité du récit commun, c’est précisément la pandémie qui nous l’offre, paradoxalement, parce que le choc est immense. Il est non seulement sanitaire, mais aussi économique et social. On n’en est pas sorti, loin de là. Mais depuis le mois de juillet, particulièrement, les chefs d’État et de gouvernement européens sont arrivés – non sans difficulté, il est vrai – à un accord sans précédent sur un plan de relance économique et financière. On constate une prise de conscience  : le récit doit accompagner ce nouvel élan européen. Josep Borrell, le responsable de la politique extérieure de l’Europe, en parle ouvertement. Il dit  : « Maintenant, il faut construire un récit. » Et c’est évidemment ce que les institutions européennes s’efforcent de faire. Ce n’est pas facile parce que, dans chacun de nos pays – et singulièrement en France –, les médias considèrent d’emblée que tout ce que produit Bruxelles est forcément ennuyeux. Avec la pandémie, nous, Européens, nous nous rendons compte que l’on ne peut pas faire sans l’Europe. Et donc qu’il faut faire plus d’Europe.

Maintenant que Joe Biden a été élu président, c’est un nouveau récit qui s’élabore pour les États-Unis, mais aussi pour le monde. Pourquoi est-ce que la Chine et la Russie ont tardé à s’exprimer sur cette élection ? Est-ce qu’elles avaient envie de voir Trump réélu, ou pas forcément ? Qu’est-ce que cela va changer dans leur récit ?

Il est certain que Poutine espérait très vivement la réélection de Trump. Ce dernier a toujours manifesté à l’égard du président russe énormément d’admiration et même, parfois, de déférence. Au point, on s’en souvient, que lors d’un sommet à Helsinki en juillet 2018, il a cru davantage aux affirmations du président russe, qui disait que ses services n’avaient été pour rien dans la campagne présidentielle de 2015-2016, alors que les services de renseignement américains eux-mêmes affirmaient exactement l’inverse. Le Kremlin espérait une réélection de Donald Trump, et le porte-parole de Vladimir Poutine a expliqué que, par décence, il fallait attendre que les résultats soient officiels aux États-Unis avant de féliciter le président élu. Même réaction du côté chinois, bien que Pékin ait observé un Joe Biden tout aussi offensif à l’encontre de la Chine qu’a pu l’être Donald Trump. Et cela, bien que, pendant la campagne, le camp républicain ait essayé de travestir Biden en « mou » vis-à-vis de la Chine  : soft on China comme ils disaient. La Russie et la Chine sont deux régimes autoritaires qui, au travers de leurs propres médias officiels et des réseaux sociaux – très contrôlés en Chine et moins en Russie –, se sont fait une joie de raconter le chaos qui a caractérisé l’élection présidentielle américaine. Ce fut très intéressant d’observer la manière dont ils en ont fait le récit. Comme s’il s’agissait de convaincre leurs propres ressortissants que, finalement, un dirigeant dur, sinon pur, est sûrement la meilleure solution.

Est-ce qu’un monde sans guerre des récits est possible ?

Le récit accompagne le pouvoir depuis que le pouvoir existe, c’est-à-dire depuis les premiers jours de l’humanité. Dans nos sociétés démocratiques, c’est à chacun d’entre nous d’y contribuer à sa façon, ne serait-ce qu’en faisant le tri dans ce que l’on choisit d’écouter, de lire, de consulter. Je crois qu’il est très important, en particulier, d’apprendre aux enfants à faire ce tri-là dès qu’ils sont en âge d’aller à l’école. Parce que, bien évidemment, nous allons de plus en plus fonctionner dans un récit multiforme dans lequel règne le mépris des faits. Donald Trump nous en a donné des exemples absolument navrants ! Deux grands journaux de la côte ouest, The New York Times et The Washington Post, avaient d’ailleurs entrepris de compter les mensonges qu’il pouvait proférer chaque jour, et leur nombre est absolument stupéfiant. Je crois qu’il faut initier les enfants, très tôt, à comprendre et à disséquer l’information multiforme, le récit protéiforme qu’ils reçoivent. Cela fait partie de notre responsabilité à toutes et à tous.

Peut-être faudrait-il écrire au tableau pour ces enfants, pour ces petits Européens, la phrase de Jean Monnet que vous reprenez à la fin de votre ouvrage  : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » ?

Je crois que l’on ne saurait mieux dire.