Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Pour une souveraineté numérique européenne


Dossier

Les recherches de Virginie Tournay portent sur les rapports entre les sciences et la société et sur les nouvelles technologies. Pour contrer la puissance des géants04 du numérique, la politologue (CNRS et Sciences Po Paris), biologiste de formation, prône une réponse à l’échelle de l’Union européenne.


Les réseaux sociaux peuvent-ils altérer notre sens critique ?

L’usage régulier des réseaux sociaux favorise l’entre-soi, car les algorithmes de tri s’appuient sur les sources d’informations que nous privilégions dans nos recherches. Ils renforcent les liens avec les contenus qui nous sont idéologiquement proches et avec les individus qui nous ressemblent. Cette structuration du réseau numérique favorise ce que l’on appelle le « biais de confirmation », ce mécanisme de pensée dont l’effet est de conforter nos opinions préalables. La hiérarchie des échelles de vérité est aussi mise à mal puisque la notoriété d’une information dépend de sa capacité à capter l’attention de l’internaute. Les réseaux sociaux sont des « chambres d’écho » facilitant la propagation fulgurante d’annonces chocs et de théories du complot. Il ne faut pas minimiser l’impact de ces phénomènes sur nos cadres culturels. Le confinement a eu pour effet d’augmenter le temps passé sur ces applications.

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En quoi les réseaux sociaux modifient-ils nos relations sociales et notre rapport à la politique ?

Les paramètres de l’espace public traditionnel ont été bouleversés par l’arrivée du Web, puis des réseaux sociaux, comme l’a montré Dominique Cardon1. Chacun pouvant créer sa page ou son blog, la prise de parole est devenue « participative ». Les réseaux sociaux ont aussi engendré une forme qui, sans modifier nos structures de sociabilité (familles, amis), augmente la densité des liens faibles entre les individus. Cette sociabilité conversationnelle combine les échanges de la vie quotidienne et les informations issues de la presse et des lectures savantes. Les formes traditionnelles d’autorité acquises par expertise (scientifiques) ou par représentation (élus) sont ainsi malmenées, ce qui modifie les manières de convaincre et de faire de la politique. Il y a une confrontation structurelle entre deux mondes  : la parole distribuée sur les réseaux sociaux, dont la force se mesure à sa propagation, et le format centralisé de la démocratie représentative. Le numérique ne modifie pas notre rapport à la politique, notamment la socialisation politique des jeunes électeurs, bien que les organisations politiques traditionnelles soient en déclin. Les réseaux sociaux forment un lieu supplémentaire de compétition électorale. En revanche, la communication politique est modifiée. Devenue virale, elle s’inscrit dans un rapport au temps particulier qui n’est plus celui du temps long, comme c’était la norme au xxe siècle. Elle relève de l’immédiateté, de ce que François Hartog qualifie de « présentisme », c’est-à-dire un présent dilaté par la double dette du passé et du futur  : multiplication des revendications mémorielles et des demandes d’un mieux-être pour les générations futures. Face à ces exigences, gérer la dimension émotionnelle de nos sociétés est une gageure. S’il est vrai que des mouvements sociaux d’ampleur, mobilisés en ligne, ont favorisé des prises de conscience, cela a aussi ouvert la voie à des campagnes de délation préjudiciables à la présomption d’innocence. Dans ce contexte, les comportements privés observés à la loupe servent de plus en plus à déterminer l’identité publique. La démarcation entre ce qui relève d’un désir privé et l’intérêt général ne fait plus consensus. C’est pourquoi, dans Civilisation 0.02, j’ai imaginé, un monde politique structuré non plus sur les appartenances partisanes mais sur les préférences alimentaires, religieuses et sexuelles pour dénoncer aussi les risques de stigmatisation, de racisme et d’antisémitisme.

Selon vous, l’intelligence artificielle est-elle appelée à terme à concerner tous les domaines de notre existence ?

La définition sociale de l’intelligence artificielle n’est pas clarifiée, elle renvoie à ce qui relève de l’algorithmique  : l’application d’une série d’instructions sur de gigantesques masses de données. Les innovations portent sur la méthodologie de ces algorithmes (qui peuvent être auto-apprenants) et sur leurs domaines d’application. En fournissant de nouvelles fonctionnalités à nos achats en ligne (recommandations de livres, de films ou d’hôtels), à notre voiture ou à la surveillance de notre santé, ces outils, intégrés aux systèmes d’information, ont une incidence sur notre décision. De ce fait, non seulement tous les pans de notre existence sont concernés par les objets et les services connectés, mais aussi la perception du monde qui nous entoure. Nous sommes à la fois le producteur, le médiateur et le récepteur des données qui fournissent de la matière aux algorithmes.

La puissance des programmes informatiques est telle que l’on dispose de milliards de données sur les individus. Cela ne rend-il pas inéluctable un contrôle accru des acteurs économiques aussi bien que politiques sur nos vies privées ?

Répondre à cette question est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. La notion de contrôle dépend de la façon dont les gens perçoivent cette intrusion. Durant le premier confinement, l’argument principal contre l’application StopCovid (l’équivalent de Coronalert, NDLR) proposée par les autorités françaises fut celui du risque d’atteinte à la vie privée. Pourtant, les géants du numérique collectent déjà quantité de données personnelles  : GPS des téléphones portables, réservation des hôtels en ligne, paiement par carte bancaire, historique de navigation, location de films sur des plateformes telles que Netflix, achats sur Amazon, etc. Dans ces exemples, la liberté de choix est préservée, même si la publicité peut avoir une portée incitative. Quand cette intrusion procure un mieux-être, son acceptabilité est facilitée. La culture politique est une autre variable d’ajustement. L’autoritarisme numérique chinois basé sur le système de notation individuelle et de reconnaissance faciale, qui limite les libertés individuelles, est dénoncé en Europe. Mais les démocraties libérales ne sont pas à l’abri du pire. Elles retracent aussi dans le détail nos habitudes financières (lorsqu’il s’agit d’obtenir un crédit, par exemple). Dans Civilisation 0.0, j’ai imaginé un dispositif européen, l’« allergodata 2048 », un projet d’encadrement de la e-santé qui voit le jour en raison de l’augmentation de la résistance aux antibiotiques. Son principe repose sur la fusion des données biologiques individuelles avec les données environnementales (polluants urbains, zones à risques, etc.) pour en faire le porte-drapeau d’une écologie européenne de médecine préventive personnalisée. Ce gouvernement des conduites aboutit à un puritanisme écologique  : des groupes de personnes, des comportements alimentaires et des territoires sont stigmatisés. La population sombre dans la guerre civile, alors qu’elle était enthousiaste au démarrage du projet.

Comment concevez-vous l’évolution des relations entre les GAFAM et les pouvoirs publics à l’avenir ?

Le problème est que nous avons laissé passer les trains  : c’est seulement à l’échelle européenne que l’on peut acquérir une souveraineté numérique suffisante pour contrer les géants du numérique américain ou chinois. Malheureusement, en ce qui concerne ces enjeux, la diplomatie scientifique est balbutiante. Il faudrait mutualiser nos opérateurs télécoms et nos infrastructures mobiles dans la perspective d’un oligopole numérique. Autre difficulté  : l’influence culturelle des GAFAM sur la formulation des challenges politiques du numérique ne doit pas être sous-estimée. Le modèle de l’État-plateforme, qui transforme le citoyen en utilisateur des données et en contributeur au service de tous, marque une délégation très forte des services publics aux technologies algorithmiques. Le citoyen devient consommateur de services publics qu’il peut co-créer, co-alimenter et co-évaluer. Où se logera l’imaginaire républicain dans cette nouvelle organisation de l’État et quels seront les marqueurs de son autorité ? Il serait réducteur de penser que l’efficacité des dispositifs en ligne engendrera mécaniquement un sentiment d’appartenance nationale. Produire des « communs » numériques ou faire en sorte que les citoyens associent spontanément des objectifs d’intérêt général aux big data de l’État, cela reste un immense défi. Si on regarde les projets collaboratifs qui fédèrent  : Wikipedia, l’encyclopédie en ligne, va bien au-delà de nos frontières territoriales… L’État-plateforme sera-t-il en mesure de structurer un imaginaire national ?

Contestée à sa base et en son sommet par des phénomènes d’atomisation sociale et de supranationalité, bousculée par les géants de l’économie et de la technologie, la souveraineté des États va-t-elle vers la fin de son histoire ?

On peut le craindre. Le caractère privé de l’autorité qui gère les services dématérialisés ne freine pas leur usage. Par ailleurs, certaines prérogatives régaliennes migrent vers les géants du numérique, comme la fonction Safety check de Facebook. Comment la puissance publique de demain marquera-t-elle symboliquement son autorité ? La défense extérieure est aussi touchée par la circulation transnationale des données et la multiplication des cyberattaques. La hiérarchisation des différentes menaces est difficile. La carte ne fait plus le territoire, les citoyens envoient leurs données à des plateformes californiennes et l’histoire du temps présent ne s’écrit plus…


1 Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, 430 p.
2 Virginie Tournay, Civilisation 0.0, Paris, Glyphe, 2019, 280 p.