Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Une loi tristement centenaire


Libres ensemble

Le 24 février prochain, la loi sur le trafic des stupéfiants qui régit l’ensemble des matières relatives aux drogues en Belgique aura cent ans. C’est beaucoup ! C’est trop pour bon nombre de chercheurs, d’acteurs de terrain et d’associations, dont le Centre d’Action Laïque, qui dénoncent sa sévérité et son anachronisme.


Votée dans le prolongement de la ratification par la Belgique de la Convention internationale de l’opium conclue à La Haye en 1912, la loi du 24 février 1921 vise à réprimer la production, la détention, la vente et le trafic des drogues illicites. Elle est fondée sur une approche exclusivement morale et arbitraire, propre au contexte de l’époque. Bien sûr, elle a depuis fait l’objet de quelques réformes, notamment en 1975 et en 2003, mais jamais elle n’a été débarrassée de son caractère répressif à l’égard des usagers de drogues.

Or les temps, eux, ont bien changé. Les produits stupéfiants pullulent et la consommation ne cesse d’augmenter malgré l’interdit. Vouloir éradiquer le trafic de drogues, cela relève aujourd’hui clairement de l’utopie. « Si le législateur veut maintenir son paradigme moraliste et prohibitionniste », fait observer Martin de Duve, directeur de l’ASBL Univers santé, « il devrait chaque semaine changer la loi pour interdire une série de substances qui apparaissent sur le marché. Ce paradigme moraliste ne tient plus la route. Il faut pouvoir remettre à plat le dispositif législatif, totalement déconnecté des aspects de santé publique1 ».

La prohibition ne constitue pas une réponse appropriée aux problèmes générés par les drogues. Elle n’offre aucune protection aux consommateurs et complique leur accès aux soins de santé. Source de discriminations et de déshumanisation, elle peut entraîner précarité et marginalisation, avec à la clé d’éventuelles prises de risque. De plus, elle s’avère particulièrement onéreuse et cause une surcharge de travail dans les services de la police et de la justice (50 % des détenus seraient des usagers de drogues). L’insécurité juridique règne. Les dealers prospèrent…

Pour une régulation

« La laïcité se refuse à définir, de manière paternaliste et arbitraire, ce qui est bon ou mauvais pour les gens. Il revient à chacun, faisant usage de sa liberté individuelle, de définir si, oui ou non, il désire consommer l’un ou l’autre produit psychotrope. Il est préférable de responsabiliser plutôt que de criminaliser, d’encourager l’autonomie plutôt que de s’enfermer dans l’assistanat, de respecter les libertés individuelles plutôt que de chercher à les restreindre », a conclu Philippe Luckx, directeur du CAL de Charleroi, à l’occasion de la journée de sensibilisation « Cannabis : vers un changement de paradigme ? » en décembre 2018.

An Israeli woman works on marijuana plants at the BOL (Breath Of Life) Pharma greenhouse in the country's second-largest medical cannabis plantation, near Kfar Pines in northern Israel, on March 9, 2016. - The recreational use of cannabis is illegal in the Jewish state, but for the past 10 years its therapeutic use has not only been permitted but also encouraged. Last year, doctors prescribed the herb to about 25,000 patients suffering from cancer, epilepsy, post-traumatic stress and degenerative diseases. The purpose is not to cure them but to alleviate their symptoms. Forbidden to export its cannabis plants, Israel is concentrating instead on marketing its agronomic, medical and technological expertise in the hope of becoming a world hub in the field. (Photo by JACK GUEZ / AFP) / TO GO WITH AFP STORY BY DAPHNE ROUSSEAU

Depuis 2002, la position du Centre d’Action Laïque est très claire, l’État doit orga­niser, à travers un cadre légal strict, le marché des drogues dans son ensemble: culture, fabrication, transformation, vente, distribution et modalités de consommation. © Jack Guez/AFP


Depuis 2002, la position du Centre d’Action Laïque est très claire, l’État doit organiser, à travers un cadre légal strict, le marché des drogues dans son ensemble : culture, fabrication, transformation, vente, distribution et modalités de consommation.

Sa proposition de loi2 prévoit la dépénalisation de la détention de stupéfiants et détaille les dispositions prévues en fonction des différents types, répartis en trois groupes : le cannabis (avec le tabac et l’alcool), les stimulants et les hallucinogènes, les opiacés et leurs dérivés. Le texte organise également la protection des usagers et des professionnels de santé ainsi qu’une récolte des données relatives à la délivrance des produits. Il met également en place une commission fédérale de contrôle sur le modèle de celle existant pour l’euthanasie.

Une telle politique de réglementation, d’encadrement légal, n’induit en rien la promotion d’une pratique, mais amène une meilleure protection des consommateurs, leur garantissant des produits contrôlés et leur facilitant l’accès aux conseils de réduction des risques. Elle permet également une approche préventive débarrassée des tabous auprès des plus jeunes.

Vers un changement de paradigme

Les mentalités évoluent. Depuis quelques années, des partis politiques se sont prononcés en faveur d’une réglementation du cannabis. Des économistes, des criminologues et des professionnels de la santé ont élaboré de nouvelles propositions concrètes à ce sujet. Des salles de consommation à moindre risque voient le jour, ce qui établit un compromis avec les dispositions de la loi. Certains magistrats et policiers, témoins privilégiés de l’échec des politiques en vigueur, prennent le risque de se joindre au débat. Évoquant le processus de réglementation du cannabis au Mexique, Zara Snapp, cofondatrice de l’institut RIA, nous expliquait il y a peu : « En espagnol, nous avons une expression qui dit : No hay mal que dure cien años (aucun mal ne dure cent ans). Il est vraiment temps de démanteler ce système de prohibition ! »3 Nous pouvons assurément nous approprier cette maxime et réclamer ensemble l’ouverture d’un débat démocratique rassemblant responsables politiques, spécialistes et membres de la société civile pour élaborer enfin une législation progressiste qui prenne en compte la santé publique.


1 Pierre Jassogne, « Une société sans drogue est une utopie ». Une rencontre avec Martin de Duve, dans Espace de libertés, n° 475, janvier 2019.
2 Drogues : Pour une stratégie vraiment efficace. Les propositions du CAL, Centre d’Action Laïque, 2017.
3 « Nous avons besoin de démanteler ce système ! », entretien avec Zara Snapp, cofondatrice de l’institut RIA au Mexique, dans Espace de libertés, n° 489, mai 2020.