Les questions de genre et d’identité infusent de plus en plus l’art et la culture. Du fanzine féministe au festival Pink Screens ou aux arts scéniques, les initiatives militantes veillent à sensibiliser et à casser les stéréotypes.
Relieuse, peintre, illustratrice et auto-éditrice du fanzine féministe français GONzine, Sarah Fisthole a lancé sa propre revue, devenue une référence dans le milieu très masculin de l’édition underground. Après avoir collaboré à divers supports : « Dans le domaine de la BD alternative, j’écrivais des histoires biographiques, mais cela ne me suffisait pas. J’ai toujours beaucoup lu, je m’intéresse au monde, à la politique et j’avais envie de tenir d’autres propos artistiques, entre autres, d’aborder la violence faite aux femmes, le féminin étouffé depuis des siècles. Mais j’ai souvent eu du mal à faire passer ce type d’approche et j’étais très frustrée. » Après avoir exploré le marché de revues féministes et constaté que « beaucoup [d’entre elles] parlent surtout des sorcières », Sarah Fisthole tient toujours pour référence Le Torchon brûle, journal édité par le Mouvement de libération des femmes (MLF) entre mai 1971 et juin 1973 : « Un objet merveilleux, avec des pamphlets féministes très engagés. Je n’ai pas trouvé d’équivalents. »
Œstrogénisme à la page
Diffusé en 2011, GONzine est tiré à 200 ou 300 exemplaires. Chaque parution fait l’objet d’une soirée de lancement à la galerie bruxelloise E2/Sterput. D’une quinzaine au départ, environ soixante artistes et auteures participent au fanzine. Le concept : proposer un espace de liberté et de création pour des femmes. Un ou deux hommes y participent aussi par numéro, avec un pseudonyme féminin. « Pour se venger du xixe siècle, quand les poétesses devaient utiliser un nom masculin », rit-elle. Parmi ceux-ci, « un copain qui fait de la gravure BD, hétéro, tout ce qu’il y a de plus masculin, et qui s’est fait passer pour une artiste suédoise. Il a fait les planches les plus sexy du numéro. Un journaliste du Nova m’a alors contactée pour faire une lecture du texte de cette “femme” et bien que je lui aie expliqué qu’il s’agissait d’un homme, il est resté sur sa première idée ». L’anecdote souligne une confusion récurrente des genres, « liée à une codification très spécifique du type de travail que les hommes pensent qu’une femme est censée faire. GONzine présente un imaginaire très violent, parfois difficile à regarder. Or il y a toujours cette idée qu’une femme ne doit pas parler trop fort, ne pas être trop indépendante. Cette fantasmagorie, relayée par la pub notamment, est un combat constant. Il subsiste une difficulté à bâtir son propre mode de fonctionnement en tant que femme ».
Le genre demeure très codé, et ceci, dès l’enfance. Un garçon qui porte une jupe dans le cadre familial, ça passe, mais en dehors, cela reste tabou. © 7e Art/Studio Ghibli/Photo12/AFP
Cela, Sarah Fisthole le ressent également par le biais du lectorat de la revue « œstrogénique », surtout constitué d’hommes. « Certains ne retiennent que le caractère sexuel de mon travail et cela peut virer au harcèlement. Et si je dessine et écris sur la violence, je suis parfois traitée de dégénérée. Il y a aussi cette glamourisation de la violence faite aux femmes et il est important que l’on explique comment ça se passe quand on se fait tabasser par un bonhomme, qu’on est à terre et qu’on nous fout des coups de pied. En France où règne la culture du viol, il est dur de trouver un vrai témoignage à ce sujet. GONzine permet de se mobiliser de manière concrète et libre. »
La question du regard
Dans ses créations, Clément Thirion, comédien de formation et fondateur de la compagnie Kosmocompany, associe « théâtre, danse, musique, vidéo, conférence scientifique et aspects performatifs » pour aborder les codes et les genres. Ainsi Pink Boys and Old Ladies, en tournée, part d’un fait divers berlinois : un père dont le fils met des robes et qui décide, lui aussi, de l’accompagner à l’école vêtu de cette façon. « La pièce pose la question du regard sur ce type de situation et sur ce que cela amène, évoque l’artiste. J’ai moi-même porté des robes, des jupes dans l’enfance, mais ça ne devait pas dépasser le cadre familial. J’ai voulu parler des assignations de codes, de genres, du malaise et de la gêne de la famille, pourtant bienveillante. Le texte a été confié à Marie Henry. Son écriture est distanciée, à la fois tendre et cruelle. Je m’y étais essayé, mais cela a pris une tournure mélodramatique. »
Et de relever que « pas mal de pièces existent sur le sujet, mais souvent dans une forme de militance qui se fait au détriment de l’objet artistique. Ici, l’on va à contre-courant de cela, car il est important de se reconnaître dans des personnages absurdes. Il ne s’agit pas de dire “il faut accepter la différence”, mais de la regarder, de dire “peut-on en rire” pour penser à autre chose ». La pièce, produite par Mars – Mons arts de la scène, y a d’abord été présentée en septembre 2019 dans le cadre d’un focus qui questionne les genres et les identités, en association avec le collectif local de lutte contre l’homophobie À Mons, on respecte mon orientation sexuelle et mon identité de genre, créé en 2013. Une réflexion y a été menée avec les spectateurs, notamment lors d’une représentation scolaire.
Clément Thirion appuie la nécessité d’aborder les genres par ce moyen. « La violence s’accroît au quotidien. Les propos se radicalisent sans retenue et l’homophobie est acceptée dans certains pays, sur fond de revendications politiques. Je crée des spectacles pour les enfants. Contrairement au théâtre pour adultes, socialement plus élevé, les écoles présentent une vraie mixité, indispensable pour traiter ces questions dans le monde de demain. »
Du Pink Screens à Despentes
À Bruxelles dès 2001, l’association Genres d’à côté ouvrait le débat, notamment au travers du Pink Screens Film Festival, programmé dans les murs du Nova. Jacques Paulus, cofondateur, est également à l’origine de la librairie Darakan ouverte en 1980. C’est la première en Belgique, peut-être en Europe, consacrée à la littérature lesbienne et gay, et notamment axée sur le cinéma, avec en sus un vaste rayon DVD. Durant le festival et en dehors, des « Gueulantes » sont organisées dans divers lieux urbains. Ces dernières années, la programmation propose en outre une exposition soumise à un appel d’offres, toutes disciplines confondues : illustration, photo, vidéo, performances-installations… « Nous sélectionnons des œuvres d’artistes queer ou dont le travail reflète l’esprit du Pink Screens, de grande qualité graphique et un peu provocateurs », pointe Clara Menissier, curatrice.
Elle constate également un effet de mode bénéfique, par rapport à la thématique : « Des institutions comme Bozar ou Cinéma Galeries intègrent désormais un volet genres dans leur programmation. C’est dans l’air du temps, lié aux luttes pour les droits de différentes minorités, comme les femmes ou les personnes racisées. » De même, « comme le mâle blanc dominant est aujourd’hui dénoncé et dans un contexte d’intersectionnalité, toute une population s’identifie à ces causes », embraie Jacques Paulus. « Des questionnements parfois enfouis prennent aujourd’hui la forme d’une revendication collective grâce à la culture et aux milieux éducatifs et, par ce biais, on ne parle plus de la sexualité, mais de la question du genre. » Tandis que de tout temps, les intellectuel.le.s ont œuvré dans ce sens : « Simone de Beauvoir a écrit “on ne naît pas femme, on le devient”, par la force de mouvements identitaires. Le manifeste pour un nouveau féminisme King Kong Théorie de Virginie Despentes est également devenu la référence. » Le féminisme évolue, la culture avec lui. Ou peut-être est-ce l’inverse ?