Dans « Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance »1, le philosophe des sciences et des techniques et « hacktiviste » Christophe Masutti retrace l’évolution de la surveillance de masse, du marketing au contrôle social. Tout en défendant des solutions alternatives.
Du capitalisme de surveillance à des fins publicitaires au contrôle des populations, l’outil numérique ne cesse de transcender les limites éthiques. Comment en est-on arrivé là ? Et que recouvre le concept de capitalisme de surveillance ? « Les moyens pour élaborer la surveillance et le traitement de l’information par l’économie numérique consistent à extraire de la société des informations qui ont une valeur (en matière de connaissance, d’intérêts financiers…), explique Christophe Masutti. « La surveillance répond alors à une logique capitaliste dans laquelle l’information serait le capital, généré par la production, l’utilisation et la consommation des outils numériques. »
La tendance n’est pas neuve. Depuis les années 1950, des sociétés de marketing travaillent sur l’automatisation et l’extraction des informations dans ce but. Cela a commencé par les secteurs clés de l’économie : les banques, les assurances… Puis, ces pratiques se sont étendues aux données de la société en général, à tous les niveaux. « L’objectif de la surveillance, dans ce système, c’est de pouvoir être en mesure d’influencer les utilisateurs, et de développer des modèles économiques qui correspondent au maximum aux critères de rentabilité. »
Le contrôle des GAFAM
Ce qui suscite la méfiance aujourd’hui, « c’est de penser que le capitalisme de surveillance est une invention des GAFAM pour répondre aux exigences de rentabilité de leurs actionnaires. Or, les publicités numériques datent d’avant. Dans les années 1990, elles étaient hyper-véhiculées, notamment au moyen du Minitel en France, un système de vidéotex qui permettait le commerce de détail, la consultation de catalogues de vente en ligne et d’autres services de messagerie. De la sorte, la société a pu réaliser une plus-value sur ses services ».
La question, selon l’auteur, n’étant pas de réguler le capitalisme de surveillance, mais le capitalisme lui-même. Ainsi, « les lois de confinement favorisent le recours aux services numériques et la possibilité d’acheter en dehors de la sphère physique. Je n’ai rien contre la petite coopérative qui va fonctionner de cette façon. Le problème est la capture de l’ensemble des données par de grandes entreprises pour créer des comportements, et les faire coller aux services proposés ». Ou de proposer des services d’offre unique, codifiés selon les populations.
Ce qui amène par exemple des sociétés comme Facebook à identifier la solvabilité bancaire des gens à partir de leurs « amis ». De même, par le biais de l’État, Google devient un prestataire de surveillance du citoyen. « La surveillance englobe un ensemble de pratiques. Celles de Google n’ont au départ pas pour objectif de vous contrôler, il s’agit de fins publicitaires. Mais l’information sur la vie privée est ici valorisée à des fins de gouvernance et de contrôle. »
Solutionnisme technologique
Le grand tournant s’est produit dans les années 1980 et 1990. Boosté par l’Internet mondial, le capitalisme a intégré la finance, la publicité et la sécurité comme outils de premier plan de l’extraction, du traitement et de la vente de données. Tandis que l’information est devenue le capital à part entière des monopoles. Ces mêmes monopoles technologiques ont prôné – envers les États – une doctrine selon laquelle chaque problème comporte une solution technique. Cette évolution se couplant d’un « contrat de performance », évalué par des outils de contrôle. Il s’agissait donc d’augmenter le rendement de l’administration en « rationalisant » les effectifs, d’automatiser les services publics, ou de limiter les instances avec des méthodes de prises de décision basées sur des outils numériques. La France a par conséquent ouvert la voie au quasi-monopole de Microsoft au niveau européen, après la signature d’un accord-cadre en 2015 avec le ministère de l’Éducation nationale. Microsoft France est ainsi devenu le principal fournisseur de solutions numériques et de packs logiciels au sein de l’Éducation nationale, mais également dans les secteurs de l’armée et de la fonction publique hospitalière. Et « lorsqu’il s’agit d’anticiper les besoins et les changements, l’entreprise est non seulement à la pointe, mais aussi fortement enracinée dans les processus de décision publique ».
Ce type d’évolution traduit aujourd’hui l’effacement du politique face à la technologie. « L’État en vient aussi à modifier le cadre législatif qui le protégeait jusqu’alors de cela, pour permettre le développement d’économies de plateformes. Ce qui revient, par exemple, à une conception du travail soit à la mode du xixe siècle – le travail à la tâche, les travailleurs du clic – soit, à l’extrême opposé, une transformation totale du travail humain en machine. » Cela vaut également pour l’exemple actuel de l’application StopCovid : « Cette application est construite à partir de l’idée que la technologie va résoudre un problème qui va devoir se régler de manière médicale et sociale. Et, évidemment, cette technologie doit être développée par des acteurs privés, parce que l’État n’en a pas les moyens ».
La résistance s’organise
Les projets de contrôle à grande échelle des populations auraient à l’origine été davantage conçus pour créer des schémas organisationnels profitables. Or, « cette rationalisation a ouvert les portes aux géants du Net susceptibles de savoir traiter les données », critique Francesca Musiani, chercheuse et directrice adjointe du centre Internet et société du CNRS, qui a préfacé l’ouvrage. La surveillance se tisse au fil des dispositifs et des technologies. Avec, parmi les effets délétères, que « la pollution de la vie privée par le capitalisme de surveillance ne produisant pas de fumée ou de signe concret », il en résulte qu’« une société qui se sait et se sent surveillée va répondre par l’autocensure et le silence, ce qui va avoir pour effet secondaire de bloquer les innovations sociales autant que les capacités de résistance et de proposition des populations ».
Face à cette surveillance numérique, des actions de résistance ont pourtant émergé. De même qu’un monde numérique distinct du capitalisme de surveillance. D’autres solutions techniques comme « des technologies informatiques basées sur le partage d’infos, des logiciels libres tels que Mastodon, sont utilisés par un demi-million de personnes, ce qui permet de partager la structure même du réseau. Si vous envoyez un e-mail en passant par Belgacom et moi par Orange, on peut se lire, mais pour accéder à un contenu de Facebook, on doit avoir un compte. Internet repose sur un ensemble de protocoles, qui empêchent la centralisation. Mastodon préfigure l’économie numérique du futur, comme d’autres systèmes de communication étanches à toute volonté d’extraction de données privées. Ou encore l’Internet Engineering Task Force (IETF) qui élabore les standards d’Internet sur un mode participatif et ouvert. Tant que cela existera, le Web n’appartiendra pas uniquement à des firmes ».
Le quotidien reste tissé de petits actes de résistance et de manières de faire ensemble, comme le fait de revenir au téléphone portable basique et autres solutions alternatives, pas seulement techniques. « Du côté de l’agriculture maraîchère, les AMAP, qui sont des plateformes collaboratives, en font tout autant partie. Il y a aujourd’hui des tas de façons de concevoir une entreprise. »
Et de rappeler la force de l’économie sociale et solidaire, mais aussi de mouvements non institués, à l’instar des ZAD. « Par-dessus tout, ce sont des mouvements et, en tant que mouvements sociaux, ils sont informels et créent de multiples formes de gouvernementalité et d’équilibre. Comme le dit l’adage : il faut faire, faire sans eux, et au besoin faire contre eux. S’opposer non pas à un pouvoir, mais favoriser des savoir-faire et des savoir-être de résistance face à des propositions de vie dont nous ne voulons pas. »
1 Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, Paris, C&F, 2020, 475 p.