Racisme, radicalisme, homophobie, misogynie, harcèlement, insultes et menaces : les réseaux sociaux ont réveillé nos bas instincts. Une machine infernale qui risque de porter atteinte à la liberté d’expression et à la démocratie.
De la « violence augmentée » : c’est ainsi que la professeure de linguistique de l’ULB Laurence Rosier qualifie les flots d’insultes, qui s’inscrivent dans un espace virtuellement infini et qui s’appuient sur des chaînes de messages, des images, des vidéos parfois détournées… Selon elle, les réseaux sociaux présentent une capacité de violence verbale accrue. En outre, ces plateformes permettent que se déverse sur le Net une série de choses qu’il serait impossible d’affirmer dans le cadre de rapports interindividuels. « On a d’ailleurs connu une sorte d’inversion totale », constate Laurence Rosier « puisque avant, on exprimait des choses à l’oral, mais on ne les écrivait pas… » Un phénomène fascinant et effrayant à analyser pour une linguiste, reconnaît-elle. Raison pour laquelle Laurence Rosier plaide pour une éthique langagière qui invite chacun à réfléchir à ce qu’il dit. « Dans cette démarche, il y a une responsabilité des personnages publics qui ont le devoir de policer leur langage, de ne pas s’autoriser les insultes et le mépris. Dans les espaces publics régulés entre les citoyens et les citoyennes, il doit aussi y avoir un respect et une éthique langagière. »
Une haine éhontée
Sauf que les réseaux sociaux, bien que publics, sont loin d’être régulés. Il suffit de voir les plaintes en hausse chaque année, comme Unia1 le confirme dans son dernier rapport. Un phénomène particulièrement sensible depuis les élections de mai 2019 et la victoire du Vlaams Belang. Force est de constater que les gens recourent à un langage de plus en plus acerbe, dur et raciste sur les réseaux sociaux. Parmi les principales victimes : les étrangers, les femmes et les homosexuels. Toutefois, précise Unia, la haine sur les réseaux sociaux n’est pas moins exempte de sanctions que la haine en rue. Le cadre légal est le même pour tout type de discours de haine, que le lieu soit réel ou virtuel. « Un pseudonyme n’est pas synonyme d’impunité », rappelle Astrid Eichstädt, policy officer spécialiste des discours de haine chez Unia. « Il y a des utilisateurs de Facebook et de Twitter qui imaginent qu’ils peuvent semer impunément la haine en se cachant derrière un nom fictif. Après un premier précédent en 2018, la justice a une nouvelle fois fait clairement comprendre en 2019 qu’un pseudonyme ne signifie pas que tout est permis sur Internet. L’anonymat sur les réseaux sociaux n’est pas une couverture qui permet d’inciter publiquement à la discrimination, à la haine ou à la violence. »
Planqués derrière l’écran
Le fait de « liker » ce type de messages a néanmoins pour effet qu’ils sont repris par des algorithmes et encore plus mis en évidence. « En “likant” des messages racistes, on ne leur donne donc pas seulement notre approbation, on augmente leur visibilité et ils bénéficient d’une plus grande attention. Les messages racistes et les autres messages de haine connaissent une sorte de processus de normalisation et sont désormais postés et diffusés au grand jour, sans la moindre gêne. »
Les réactions qui ont suivi l’incendie à Bilzen en sont un exemple. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 2019, le feu a été volontairement mis dans un immeuble inoccupé de Bilzen qui devait accueillir des demandeurs d’asile à partir de décembre 2019. À la suite de ce fait divers, des messages présentant les incendiaires comme des « héros » méritant une médaille ont paru sur Facebook. « Longue vie aux incendiaires », a écrit quelqu’un. Un autre a regretté qu’aucun demandeur d’asile ne se soit encore trouvé dans le bâtiment au moment de l’incendie. Il a également été suggéré à plusieurs reprises que « l’incendie pouvait être la solution à la problématique de l’asile et que le peuple devait prendre les choses en main ». Ces messages ont été « likés » à de nombreuses reprises. Le parquet du Limbourg a ouvert, de sa propre initiative, une instruction au sujet de ces messages. Unia a décidé de se joindre dans cette affaire comme partie civile, aussi bien pour les messages de haine que pour l’incendie volontaire. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’année écoulée.
Bloc contre bloc
« Les réseaux sociaux ont en effet réveillé nos bas instincts, et le contexte actuel favorise la haine. Le confinement crée énormément de frustration, de peur… Ces plateformes sont devenues un moyen pour de nombreux anonymes de se faire entendre », relève encore Astrid Eichstädt. Un constat partagé par Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’IHECS : « Il y a un climat de défiance généralisé. Depuis plusieurs années, des événements, comme l’élection de Trump ou le Brexit, ont mis un coup de projecteur sur des poches d’individus qui n’étaient pas forcément décelables auparavant parce qu’elles sortaient du radar de l’espace public et des médias traditionnels. » Derrière ce coup de projecteur, le débat sur les réseaux sociaux s’est considérablement polarisé avec une radicalisation des opinions, et pas seulement extrémistes. « Cette dynamique haineuse est prompte à dézinguer l’adversaire, avec une logique de bloc contre bloc, et des visions du monde irréconciliables. Dès lors, la tendance actuelle est d’envisager les échanges, les interactions avec ceux qui ne pensent pas comme nous, tels des combats à mort. »
Pour le politologue, deux phases expliquent cette évolution, deux phases directement importées de la Silicon Valley et des États-Unis. D’une part, avec l’émergence des réseaux sociaux, il y a eu l’importation d’un nouveau cadre axiologique, à savoir une « américanisation » du débat public par l’impératif de transparence. « Cet esprit de transparence hériterait, selon certaines théories intéressantes, de l’éthique puritaine protestante. » Comme il n’y a rien à cacher, toute personne se réduit dès lors sur les réseaux sociaux à une série de critères, de goûts, de centres d’intérêt. « Cette profonde révolution de l’individualisme, basée sur une forme d’exhibitionnisme virtuel, est totalement rentrée dans nos mœurs, avec une mise en spectacle de soi, de ses opinions qui touche autant les anonymes que les personnages publics. » L’autre phase, plus récente, concerne l’importation des luttes identitaires nées sur les campus américains. « Derrière tout cela, il y aurait une dynamique du ressentiment avec la volonté d’essentialiser les individus en fonction de leurs identités, et surtout leurs identités de minorité. Avec, au bout du compte, une guerre de tous contre tous où chacun camperait sur ses propres valeurs. »
Sur les réseaux sociaux, ce ressentiment agit comme un moteur. « Le dénominateur commun entre bon nombre de mobilisations contemporaines en ligne, c’est ce ressentiment, cette passion que certains considèrent comme une passion triste, une haine larvée, où une prétendue victime cherche à liquider un oppresseur désigné. » C’est la fameuse cancel culture, l’un des moteurs de la conversation en ligne, où l’objectif est l’effacement de l’adversaire. Mais parfois, l’« adversaire » décide de quitter le champ de bataille avant d’être totalement effacé. Ce fut le choix de la députée bruxelloise Margaux De Ré qui s’est retirée du réseau social Twitter, en raison du harcèlement qu’elle a subi sur la twittosphère : « J’essaie de bien faire mon travail et Twitter est le seul endroit où l’on me dit en permanence que je le fais mal. Cela ne m’arrive pas sur Instagram ou sur Facebook. Bien sûr, il y a des critiques sur le fond de mon travail, et c’est très sain démocratiquement. Mais ce n’est pas le cas sur Twitter, ce n’est pas possible d’y débattre sainement. »
Un oiseau bleu misogyne
Dans les tweets, il n’y a pas uniquement des remarques sur son travail de députée. Souvent, les propos dérapent vers des critiques qui la visent personnellement. Cet été, un internaute a même dévoilé son adresse et son numéro de téléphone. Le parti Écolo a investigué pour trouver des manières de lutter contre ce harcèlement en ligne, en matière de voies légales et de preuves à collecter. « C’est important parce que le harcèlement n’a commencé que quand je suis devenue une femme politique, il en va donc aussi de la responsabilité des partis. » Mais force est de constater qu’il reste difficile de porter plainte : « Beaucoup de propos tenus relèvent du délit de presse, ce qui signifie aller aux assises. L’autre difficulté est d’en conserver des preuves. Or, celles-ci peuvent disparaître rapidement. Il faut, à mes yeux, renforcer le pouvoir de la justice et de la police pour mieux suivre la problématique, mais aussi obliger les plateformes à respecter les limites de la liberté d’expression et refuser toute incitation à la haine sur leurs réseaux », poursuit la députée.
Elle est loin d’être la seule à avoir quitté la plateforme à l’oiseau bleu. Le 22 septembre dernier, Amnesty International affirmait dans un rapport que Twitter n’en faisait pas assez pour protéger ses utilisatrices. Malgré quelques améliorations sur la plateforme, l’organisation constate que les femmes s’y autocensurent. « La parole des femmes risque de se faire de plus en plus rare. C’est tout à fait inquiétant au niveau démocratique pour un espace d’expression. »
1 Service public indépendant qui lutte contre la discrimination, promeut l’égalité et protège les droits fondamentaux.