Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Lecture : la rescapée du Covid ?


Culture

Ils sont venus, ils sont tous là. En librairie, nouveaux clients et habitués ont dévalisé les rayons bien avant Noël, comme si chaque confinement aiguisait la soif de lire. En revanche, côté édition, la promesse d’une nouvelle éthique décroissante – publier mieux et moins – semble déjà loin.


Les libraires belges ne cachent pas leur joie. Peu après un reconfinement automnal qui autorisait l’ouverture de leurs commerces à titre d’exception essentielle, ils ont vu les clients pousser la porte en masse. « L’engouement a été très fort. Comme ils ne pouvaient pas dépenser ailleurs, les gens ont dépensé en librairie », raconte Yves Limauge, directeur de la librairie À livre ouvert à Woluwe-Saint-Lambert. « En juin, après le premier confinement, nous avions déjà connu une hausse importante de la fréquentation, qui est redescendue en septembre pour remonter dès octobre. À partir du 15 novembre, on a eu l’impression d’être tous les jours la veille de Noël », se réjouit Brigitte de Meeûs, directrice de la librairie Tropismes à Bruxelles. Depuis le printemps dernier et la mise en cause grandissante des pratiques d’Amazon, les lecteurs ont aussi modifié leurs habitudes de consommation. En ligne, oui, mais pas chez n’importe qui. « En quelques mois, la manière de vendre du livre a profondément changé », constate Yves Limauge. « Certes, Fnac et Amazon cartonnent, mais le site Librel (plate­forme qui réunit une cinquantaine de librairies indépendantes en Belgique francophone, NDLR) aussi. Dans notre librairie, avant la crise, on recevait entre 10 et 15 e-mails de commande par jour. Aujourd’hui, on est à 50 ou 60. »

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Un point positif dans cette pandémie : elle a relancé le goût pour la lecture et pour les livres ! cc Paula Soyer-Moya

Nouveaux lecteurs?

« Ce dont nous nous réjouissons particulièrement, c’est non seulement d’avoir retrouvé nos clients, mais d’en voir arriver de nouveaux », poursuit Brigitte de Meeûs. « Des personnes entre 30 et 40 ans dont on voit qu’elles ne connaissent pas la librairie, qui lisaient sans doute déjà un peu mais en achetant en ligne. C’est un changement que l’on espère durable. » Au-delà d’une attention accrue à une consommation plus locale et plus éthique, la crise sanitaire pourrait-elle réhabiliter pour de bon la lecture ? Voire engendrer des conversions ? Rappelons que selon un sondage Ipsos réalisé pour l’année 2018, 85 % des Belges « lisent ». Mais comme l’analysait alors Benoît Dubois1, président de l’ADEB (Association des éditeurs belges), si l’on considère que le sondage exclut d’emblée les personnes illettrées (au moins une personne sur dix en Belgique éprouve des difficultés à lire un texte simple) et qu’au moins 30 % de ces 85 % ne lisent jamais de livres mais des magazines ou des journaux, il faut en réalité considérer que seul un Belge sur deux lit parfois des livres.

« On est heureux mais prudents », poursuit Yves Limauge. « D’un côté, on se dit que certains ont retrouvé le goût de la lecture, mais de l’autre, on sait que quand les cinémas, les salles de spectacle et les restos rouvriront, les gens auront de nouveau moins de temps… Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée. » Vingt-quatre heures saturées d’alertes et de notifications, ce qui explique probablement que de nombreux citoyens, plus que jamais vissés à leurs écrans par le confinement et le télétravail, aient éprouvé le besoin de renouer avec le livre, perçu comme un refuge contre l’accélération du temps et la compartimentation de la pensée. Encore faut-il que ce refuge soit à la hauteur de ce que l’on fuit et qu’il ne duplique pas les impasses de la réflexion et de l’imaginaire. Chez Tropismes, on se réjouit en ce sens du succès du rayon sciences humaines. « C’est un phénomène qui me semble directement en lien avec la situation actuelle, l’envie de comprendre les enjeux contemporains », commente sa directrice. Chez Yves Limauge, ce sont les livres d’actualité et d’histoire qui ont fait un carton : le premier volume des Mémoires de Barack Obama, la saga des ducs de Bourgogne Les Téméraires par l’historien flamand Bart Van Loo, ou le récit de la juge d’instruction Anne Gruwez Tais-toi!. Des livres les deux pieds dans le réel avec, dans le meilleur des cas, un œil sur l’horizon.

Inflation éditoriale

Au début de la pandémie, dans cet élan pulsionnel vers le « monde d’après », de nombreux éditeurs avaient fait part de leur volonté de publier « mieux et moins ». Ainsi semblaient-ils écouter enfin les libraires indépendants, qui dénoncent depuis des années une inflation éditoriale condamnant l’immense majorité des titres à une vie anonyme et à une mort précoce. « C’est une promesse qui n’a pas du tout été tenue, bien au contraire », commente Brigitte de Meeûs, « mis à part chez quelques éditeurs qui ont une véritable éthique. » Du côté d’Actes Sud – dont la présidente Françoise Nyssen avait annoncé dans la presse ce nécessaire changement de cap –, la rentrée littéraire s’est limitée à quatre titres… néanmoins flanqués des sorties ajournées du printemps. Comme si de rien n’était, Gallimard a en revanche continué sur sa lancée pléthorique, délivrant son lot habituel de couvertures crème au liseré rouge. Un déferlement constaté chez la plupart de ses concurrents germanopratins, guidés par une logique d’« occupation des tables » sans grand lien avec l’amour de la littérature. « Aujourd’hui, de nombreuses maisons d’édition font partie de grands groupes dans lesquels les actionnaires veulent continuer à maintenir leurs bénéfices à tout prix. Je crois connaître assez bien ce monde pour pouvoir dire que ce n’est pas seulement pour sauver des emplois que l’on continue de publier autant », estime Brigitte de Meuûs.

Or un éditeur qui veut publier beaucoup trouvera toujours manuscrit à sa boîte. La crise sanitaire, en ce sens, a aggravé la graphomanie générale. Comme le rapportait en mai le journal Le Monde2, dès le premier confinement, de nombreux éditeurs ont constaté un « afflux massif de manuscrits », jusqu’à trois fois plus que d’habitude : des journaux de confinement mais aussi des écrits liés à la thématique de la pandémie et du « monde d’après », des recueils de poésie. « Les gens sérieux n’envoient pas un manuscrit bouclé en deux mois, à peine relu. Les textes nés pendant ce temps libre du confinement arriveront en fin d’année », tranchait alors l’éditrice Sabine Wespieser. Le meilleur reste donc peut-être à venir. Pourvu que les lecteurs demeurent.


1 Jean-Claude Vantroyen, « Seulement un Belge sur deux lit des livres », dans Le Soir, 18 juillet 2019.
2 Nicole Vulser, « Avalanche de manuscrits déconfinés », dans Le Monde, 5 juillet 2020.