Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Taxer les GAFAM, une urgence sociale


Dossier

À l’international comme en Belgique, les ambitions de taxer les géants du Web sortent enfin du placard. Pour peu qu’ils aboutissent, les projets sur la table ne parviendront sans doute pas à inverser le rapport de force actuel entre États et GAFAM.


« Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. » La formule, qui a gagné sa place daAns le dictionnaire des poncifs, a le mérite de nous rappeler simplement que nos clics, nos likes ou encore nos tweets rapportent « un pognon de dingue » à une série de géants de l’économie numérique, GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) en tête. En 2019, chaque utilisateur européen a ainsi fait gagner à Facebook 44,14 dollars en moyenne – principalement grâce aux revenus publicitaires drainés par ce trafic –, indiquait la firme californienne dans son dernier bilan financier.

En parallèle, l’impossibilité d’imposer aux multinationales du numérique une redistribution de cette manne engrangée sur la coopération tacite de millions d’utilisateurs constitue une véritable plaie budgétaire pour les États, qui peinent à aller chercher des revenus fiscaux de plus en plus verrouillés à l’heure de la dématérialisation et de l’évasion fiscale. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer. Dernier exemple en date  : la Commission européenne, qui avait imposé en 2016 à Apple le versement de 13 milliards d’euros d’arriérés d’impôts à l’Irlande, pays où se trouve le siège européen de la marque à la pomme, vient de se faire débouter par le tribunal de l’Union européenne.

Bousculer le statu quo

Face au grignotage des assiettes fiscales des États, la course est-elle perdue d’avance ? En Belgique, comme ailleurs dans le monde, les lignes bougent – doucement – pour remettre en cause ce statu quo. « Il y a une vraie prise de conscience dans la société et chez les dirigeants du fait qu’il y a une question de justice fiscale qui va commencer à devenir ingérable sur le plan social. La santé insolente des GAFAM, même en période de pandémie, va faire monter la pression », observe Nicolas Van Zeebroeck, professeur à Solvay et spécialiste de l’économie numérique. Preuve s’il en faut, le sujet se retrouve couché dans l’accord de gouvernement. « Une forme de taxation numérique doit voir le jour », pointe la note de la Vivaldi. « Un accord international sera privilégié. Si un tel accord ne peut être trouvé (au sein de l’OCDE et de l’UE), la Belgique instaurera une taxe sur les services numériques en 2023. »

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Cet engagement vient rappeler qu’un projet de réforme de la taxation des GAFAM, et plus largement des grandes entreprises numériques, anime aujourd’hui des débats tant au niveau européen qu’à l’OCDE. Début 2019, des discussions ont été relancées entre 137 États, ayant pour objectif de rafraîchir le système fiscal international. « Le système actuel est presque centenaire », relève Maaike Vanmeerhaeghe, experte fiscale chez Oxfam Belgique, qui observe de près ces discussions. Après une première tentative manquée à l’échelon européen – entravée par le blocage de plusieurs États membres –, c’est effectivement vers ce niveau-là que les regards se tournent depuis plusieurs mois.

Vers un système fiscal rafraîchi

Pour la résumer chichement, cette tentative de mise à jour repose sur deux piliers. Le premier concerne plus spécifiquement les GAFAM et les multinationales numériques, et se base sur l’idée selon laquelle les bénéfices des très grandes entreprises tirant des profits d’activités virtuelles pourraient être taxés en fonction de la notion d’« établissement permanent virtuel » et non plus seulement « physique ». « L’idée consiste à observer le nombre et la régularité des utilisateurs servis par un opérateur numérique donné dans chaque pays et de décréter qu’il existe l’équivalent d’un établissement (virtuel) stable local, dès lors que cette base d’utilisateurs locaux y dépasse un certain seuil », explique Nicolas Van Zeebroeck, spécialiste de l’économie numérique. Le second pilier, qui s’attaque plus largement à l’évasion fiscale, porte lui sur la création d’un « impôt minimal » (envisagé pour l’heure à hauteur de 12,5  %) permettant à l’État d’origine d’une entreprise de réclamer une part du gâteau si le taux d’imposition du pays dans lequel les bénéfices sont enregistrés est inférieur à ce taux minimal. « Si une société belge envoie ses profits aux Caïmans où le taux d’imposition est très faible, alors la Belgique peut taxer la société mère à hauteur de la différence entre le taux d’imposition minimal et le taux d’imposition des Caïmans », illustre ainsi Maaike Vanmeerhaeghe. Appliquées aux entreprises réalisant des chiffres d’affaires mondiaux de plus de 750 milliards de dollars, ces réformes pourraient apporter aux États jusqu’à 100 milliards de dollars d’impôts aujourd’hui non perçus d’après l’OCDE.

Reste que trouver un accord ne sera pas chose aisée. Notamment parce que les États-Unis ont, de par leur position mondiale, un quasi-droit de vie et de mort sur les discussions en cours, et que l’administration Trump avait jusqu’ici freiné des quatre fers. « Il faut bien se dire que si les entreprises paient beaucoup d’impôts en Europe, elles en paieront moins aux États-Unis, vu le principe selon lequel un même euro n’est pas taxé deux fois. Quel est l’intérêt des États-Unis à avancer là-dessus ? » note Nicolas Van Zeebroeck. Si les discussions ont dès lors été gelées jusqu’aux élections américaines, dans l’espoir d’un réchauffement, la plupart des observateurs pensent que l’arrivée de Biden ne va pas changer grand-chose. « Démocrates et républicains ayant un avis assez similaire sur la question », relève pour sa part Maaike Vanmeerhaeghe, qui constate en revanche qu’au niveau belge, l’approche de la Vivaldi devrait différer de celle de la Suédoise. « Les commentateurs internationaux ont bien noté que la position de la Belgique avait évolué. Sur le premier pilier, la Belgique avait jusqu’ici adopté une attitude discrète, en se contentant de suivre le statu quo. Sur le second, la Belgique jouait même le blocage, car elle avait peur que cela affecte les sociétés pharmaceutiques situées sur son territoire. »

Les États dans l’attente

Si l’OCDE annonce avec optimisme un atterrissage pour la mi-2021, de nombreux pays ont choisi de déjà avancer en solitaire. C’est notamment le cas de l’Inde, par exemple, qui a adopté une « Google Tax » en 2016. Chez nos voisins français, la mise en pratique d’une taxation sur le chiffre d’affaires national des GAFAM est agitée comme solution alternative en cas d’absence d’accord international. Face aux intimidations, les États-Unis ont réagi vivement, menaçant l’Hexagone de conséquences douanières. La crainte d’une « guerre commerciale » en cas de revers à l’OCDE est déjà sur toutes les lèvres.

La Belgique n’est pas en reste. En 2019, la députée CDH Vanessa Matz a effectivement travaillé sur une proposition de loi belge. « Elle a été déposée après l’échec des négociations au niveau de la Commission européenne en décembre 2018 », recontextualise l’élue. Bien que rejeté, le texte était parvenu à susciter l’adhésion de plusieurs partenaires politiques. Comme en France, le modèle prônait une taxation à hauteur de 3  % du chiffre d’affaires sur trois types d’activités  : les annonces en ligne, la vente de données et l’intermédiation entre les internautes. Face aux lenteurs constatées sur la scène internationale, elle ne cache pas sa volonté de représenter son texte, estimant qu’il offre une bonne option dans l’intervalle. « Quel est l’intérêt d’attendre jusqu’à 2023 ? J’ai l’impression qu’un compromis a été trouvé au sein de la Vivaldi, mais pas de vraie dynamique politique », regrette Vanessa Matz. Reste que les alliés d’autrefois, incarnés par les écologistes et les socialistes, sont désormais engagés dans un gouvernement qui préfère pour l’heure prioriser la discussion internationale plutôt qu’une taxe nationale. « Si les Vingt-sept le font isolément, le rendement sera beaucoup plus faible que s’ils l’imposent collectivement. On est convaincu qu’il y aura une décision en 2021 », positivait Paul Magnette dans L’Écho en septembre. « Dans le cas contraire, il faudra qu’on agisse en 2022. »

Si, chez Oxfam, on trouve que ces initiatives nationales ont entre-temps le mérite de mettre la pression sur les discussions internationales, Nicolas Van Zeebroeck se montre quant à lui plus réservé. « L’idée est noble, parce qu’elle a le mérite de mettre le débat à l’agenda, mais on reste quand même un peu dans le symbole. Évidemment, c’est intéressant de récupérer 100 ou 200 millions de la sorte. Mais la question est  :“À quel prix ?” Si on se ramasse une sanction américaine, ça va être un jeu à somme nulle. »