Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

L’Union européenne et le dilemme turc


International

Ça chauffe entre Bruxelles et Ankara : les stratégies d’Erdoğan, et surtout sa politique étrangère, aboutissent à la prise en otage d’une UE qui peine à se montrer ferme. Décryptage.


Si, dans un premier temps, les tensions entre l’Union européenne et la Turquie se sont cristallisées du fait des évolutions politiques dans cet État, force est de constater qu’elles ont pris une nouvelle dimension ces dernières années, pour se manifester davantage sur le terrain des relations internationales. Aujourd’hui, la nouvelle politique étrangère turque reflète les évolutions politiques du pays : alors que l’AKP a entamé depuis une dizaine d’années un virage nationaliste, elle s’illustre désormais par un interventionnisme et un militarisme grandissants qui résultent d’une synthèse inédite entre nationalisme et islamisme. Le modèle initial de la négociation et du consensus a cédé la place à la confrontation et aux rapports de force.

En Syrie, l’armée turque occupe la zone frontalière kurde avec l’appui des milices islamistes de l’Armée nationale syrienne. Dans le Caucase, Ankara soutient Bakou contre l’ennemi traditionnel arménien, envoyant des miliciens islamistes dans la région, et ce au risque de « djihadiser » le conflit. En janvier 2020, la Turquie déploie des moyens militaires en Libye pour soutenir le gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj, avec lequel Ankara a signé un accord stratégique en novembre 2019 portant sur le partage de leurs juridictions maritimes en Méditerranée. Cet accord turco-libyen représente la plus belle illustration du changement de style de la politique étrangère turque ainsi que de ses nouvelles ambitions. Il fait fi du droit international et de la concertation, tout comme il constitue une provocation pour Athènes dans la mesure où il cherche à imposer la souveraineté turque sur des eaux que se disputent la Grèce et la Turquie.

La «Patrie bleue» à l’assaut

Cette question de la souveraineté en Méditerranée s’est ravivée ces dernières années à la suite de la découverte de gisements gaziers dans la région. Face à ce pactole potentiel, Erdoğan s’est fait le champion de la doctrine dite de la « Patrie bleue », pourtant initialement théorisée en 2006 par un ancien contre-amiral kémaliste, Cem Gürdeniz. Pour rappel, ce dernier a passé trois années en prison, de 2011 à 2014, avant d’être réhabilité lors du virage nationaliste de l’AKP. Selon cette doctrine, la Turquie se doit d’asseoir sa domination sur les mers Méditerranée, Égée et Noire en développant ses capacités maritimes et en affirmant haut et fort ses ambitions envers les autres États riverains, quitte à recourir à la diplomatie de la canonnière. C’est ainsi que les provocations se sont accumulées dernièrement, avec par exemple la mise en œuvre de trois navires de prospections lancés à la recherche de gisements offshore, qui n’ont pas hésité à pénétrer dans les zones économiques exclusives de la Grèce et de Chypre, avec la tenue d’exercices militaires d’envergure aux abords des zones disputées, avec les références récurrentes à la « Patrie bleue » dans les discours politiques, etc. En réaction, Athènes durcit le ton et renforce sa présence militaire dans ces mêmes zones. Le paradoxe de cette escalade réside dans le fait qu’elle survient entre deux États membres de l’OTAN. Le rôle de la Turquie au sein de l’alliance est dès lors remis en question par certains : certes, Ankara constitue une porte d’entrée stratégique au Moyen-Orient, dans le Caucase, sur la mer Noire et dans le bassin caspien, mais elle semble de plus en plus suivre sa propre voie, laquelle s’éloigne progressivement des intérêts et des valeurs de Washington et de Bruxelles.

ANTALYA, TURKEY - SEPTEMBER 18: A photo taken from Kas district of Turkey's Antalya province shows island of Meis, or Kastellorizo on September 18, 2020. Meis Island is located just 2.1 kilometers from Antalya's Kas district and 580 kilometers from the mainland of Greece. Mobility of people and vehicles on Meis Island can be easily seen from Kas district of Antalya. Mustafa Ciftci / Anadolu Agency

La Turquie souhaite asseoir sa domination sur la Méditerranée, quitte à créer un conflit avec la Grèce et l’Union européenne. © Mustafa Ciftci/Anadolu Agency/AFP

L’adhésion au point mort…

Pour l’Union européenne, le problème est tout aussi délicat, comme l’illustre le gel de facto du processus d’adhésion entamé en 2005. En 2020, sur 35 chapitres de négociations au total, 16 ont été ouverts, dont les deux derniers en 2015 et en 2016. Et seul celui concernant la science et la recherche a été clôturé. Aujourd’hui, même s’il n’est pas officiellement annulé, le processus d’adhésion est en état de mort cérébrale. Paradoxalement pourtant, différentes études montrent que le soutien en faveur d’une entrée dans l’UE a significativement augmenté en Turquie au cours de ces dernières années, flirtant avec les 50 % alors qu’il n’était même pas de 25 % en 2015; preuve qu’une partie de la population turque voit encore en Bruxelles une possible voie salutaire face à l’autoritarisme de Erdoğan.

… mais toujours en cours

Or, c’est justement ici que réside tout le dilemme pour l’UE. Si Bruxelles souhaite demeurer fidèle à ses valeurs, elle devrait se montrer ferme à l’égard d’un pays candidat qui ne respecte déjà plus depuis longtemps les critères de Copenhague. En agissant de la sorte, l’Union donnerait cependant raison aux discours nationalistes et anti-occidentaux du président turc. Qui plus est, en fermant définitivement la porte, l’Europe doucherait les espoirs de la moitié de la population turque, qui rêve d’en finir avec Erdoğan et qui voit en Bruxelles un partenaire à même de soutenir une transition démocratique. A contrario, en maintenant le statu quo et en reportant l’adhésion sine die, l’Europe apparaît faible, incapable de se montrer ferme face aux transgressions de valeurs auxquelles elle se proclame pourtant profondément attachée.

Ankara semble de plus en plus suivre sa propre voie, laquelle s’éloigne progressivement des intérêts et des valeurs de Washington et de Bruxelles.

Quoi qu’il en soit, l’évolution politique de la Turquie au cours de ces quinze dernières années a démontré les limites du soft power européen, notamment dans le domaine normatif, Bruxelles s’étant montrée incapable de consolider l’État de droit et la démocratie en Turquie. De plus, Erdoğan dispose d’un moyen de pression en raison des 3,6 millions de réfugiés syriens présents sur son territoire. L’Union a dû se résoudre en 2016 à conclure un pacte avec Ankara afin d’éviter un afflux migratoire incontrôlé : la Turquie endosse le poids migratoire et maintient ses frontières fermées en échange d’une aide de 6 milliards d’euros à répartir dans divers projets humanitaires d’ici à 2025. Or, Erdoğan a déjà plusieurs fois menacé d’ouvrir ses frontières en cas de désaccord trop important avec Bruxelles.

L’Union fait donc aujourd’hui face à un dilemme, aucune option ne semblant optimale au regard de ses intérêts. La solution pourrait finalement venir du peuple turc lui-même, la popularité d’Erdoğan montrant ces dernières années quelques signes d’érosion. Cela dit, face à ce futur incertain, l’Union doit continuer à jouer les équilibristes en se montrant à la fois ferme face à un dirigeant qui ne respecte que la force et suffisamment ouverte pour maintenir le dialogue sur les dossiers les plus sensibles.