Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Dossier

Au vu de l’actualité récente, on peut se demander s’il n’y a pas une logique perverse à l’œuvre dans les réseaux sociaux. Là où le dialogue semble être un bon moyen d’éviter la violence – ou en tout cas de la mitiger –, les échanges en ligne semblent renforcer les passions, conduisant à des abominations.


Dans le cas de Samuel Paty, décapité après une campagne de dénonciation sur Twitter et Facebook, le réseau social est le véhicule d’un monologue qui s’amplifie sans rencontrer la parole de l’autre. Dès lors, si « la culture, c’est le dialogue »1, le réseau est ici le véhicule de la barbarie. Chacun ne perçoit que la résonance de son propos et la rumeur lointaine d’une opposition qu’il faut à tout prix condamner sans attendre. Face à cette dérive, doit-on accuser l’outil ou ses utilisateurs ? Pour éclaircir ce problème, il importe de revenir à l’idée de réseau social.

De l’outil d’analyse…

Le terme de « réseau social », s’il est très courant aujourd’hui, a d’abord été employé par le sociologue John Arundel Barnes pour décrire un phénomène social dans les communautés norvégiennes2. Alors que les générations passées s’organisaient localement et entretenaient des rapports hiérarchisés, le sociologue constate que les nouvelles générations lient de plus en plus de relations avec des personnes occupant une place similaire dans la société en dehors de l’échelon local. L’effet de la mise en réseau est ainsi de favoriser la mobilité au sein du social. Le réseau ne peut toutefois valoir pour le social. Il ne traduit pas la complexité de celui-ci. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il peut être formalisé. Barnes proposait donc d’analyser les réseaux sociaux par le biais de la théorie des graphes3. Puisque les individus se lient avec des semblables, on peut en faire des points indifférenciés qui prennent place dans un système de relations formant une sorte de toile.

… à l’outil commercial

Aujourd’hui, les réseaux sociaux (Facebook, Snapchat, Instagram, TikTok, etc.) ne désignent plus des outils d’analyse pour une nouvelle organisation sociale, il s’agit d’outils commerciaux qui proposent un service adapté à une structure sociale (à un public cible) qui tend déjà à fonctionner en réseau (ou qui est susceptible de le faire). Les possibilités offertes par ces applications sont multiples  : outre le fait de conserver ou de nouer des contacts sociaux défiant la distance physique, elles encouragent la création de groupes et d’événements sociaux divers. Les « réseaux sociaux » numériques suivent toutefois les ambiguïtés de la structure sociale en réseau décrite par Barnes. Tout à la fois, ils favorisent la mobilité et les échanges au sein du social et tout à la fois, ils tendent à lire le social dans les termes d’une structure homogène, faite d’individus comparables reliés par des relations similaires. Cette tendance réductrice est toutefois grandement renforcée par le numérique, car ce dernier occulte le milieu qui soutenait les réseaux sociaux d’avant le Net.

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En Norvège, si l’on suit l’analyse de Barnes, on se liait avec des semblables dans une autre localité et on entrait en contact avec eux en prenant le train, traversant l’espace et différents milieux, pour les rejoindre. Aujourd’hui, une personne est en contact avec son semblable sans avoir conscience de l’espace et des milieux hétérogènes qui les séparent. Le tiers est dématérialisé. On se retrouve alors « entre soi » dans une logique d’identité que plus rien ne vient troubler. On notera que, par le phénomène des bulles filtrantes, cet « entre soi » qui nuit à la diversité des opinions est quelque chose qui n’est même plus décidé, mais qui revêt l’évidence du naturel. Ce sont les algorithmes qui, favorisant les personnes qui nous « likent » ou avec qui nous avons partagé des contenus d’information, nous présentent le point de vue de ceux qui pensent comme nous telle une sorte de normalité qui nous enferme de plus en plus dans l’assurance de nos préjugés.

Une ségrégation automatique

Le phénomène des chambres de résonance n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est que l’on ne doit plus se couper de la société pour se replier sur une communauté. Les algorithmes font ce travail de ségrégation à notre place. Il s’agit, sous l’appellation trompeuse d’outil de communication, de rompre toute communication avec ceux dont les opinions diffèrent des nôtres. Plus que jamais, avec le numérique, on peut mener une « double vie » sans même s’en rendre compte  : celle de la réalité faite d’accommodements et celle fantasmée d’un moi sans concessions, dont la puissance est démultipliée par les likes qui le soutiennent.

Diderot distinguait, dans Le Rêve de D’Alembert, deux types de réseaux  : un réseau hiérarchisé qui part d’un centre pour rayonner vers la périphérie (pensons ici à la toile d’araignée, ou au centralisme de Paris dans le système ferroviaire français) et un réseau anarchique où chaque entrée peut servir de centre. Dans cette version démocratique du réseau, le centre est partout et la périphérie nulle part. Le réseau a alors quelque chose de théurgique, il nous institue en centre. On peut choisir de faire de notre bulle de certitudes le cœur d’un réseau qui prétend d’autant plus rendre la justice qu’il est aveugle à ce qui est extérieur à ses opinions.

Le monologue du «nous»

Au-delà de la structure réticulaire et dématérialisée favorisant un repli identitaire inconscient, le type de communication mis en œuvre joue un rôle majeur dans la perversion que peuvent revêtir les réseaux sociaux. Les messages sont rédigés pour être remarqués au détriment de la nuance. On ne cherche pas le consensus, mais les likes ou les retweets, lesquels avantagent les prises de position tranchées et clivantes. C’est ainsi que des phénomènes comme ceux de la cancel culture apparaissent. Le destinataire du message est nié en tant qu’il diffère du moi. La prétendue communication des réseaux sociaux n’est alors rien d’autre qu’une sorte de monologue visant, suivant l’échelle à laquelle on se place, à faire être le « moi » vis-à-vis de ses semblables ou le « nous » vis-à-vis de ceux qui le constituent. C’est d’ailleurs là l’utilisation avérée de Teams dans les entreprises  : le message y est réduit pour l’essentiel à du conatif, la fonction est de faire être le « nous » de l’entreprise en dehors de contacts réguliers, comme c’est le cas lors d’un confinement généralisé.

«On me suit, donc je suis»

De façon générale, la psychologie des réseaux sociaux n’est pas construite sur le mode de la communication, mais sur celui du capitalisme. Souvenons-nous du classique de Max Weber4 dans lequel il nous expliquait l’influence du protestantisme sur le capitalisme, en montrant que le dogme de la prédestination poussait les croyants à lire dans leur prospérité terrestre le signe de leur salut futur. L’esprit est similaire ici. On vérifie dans le nombre de ses followers son élection. Il s’agit de mesurer le pouvoir d’exister de son moi dans les likes, commentaires et retweets, qu’il capitalise et qui lui offrent l’occasion de devenir un « influenceur », quelqu’un que l’on suit, avec à la clef une nouvelle version du cogito  : « On me suit, donc je suis. »

Les réseaux sont ainsi source de satisfactions mais aussi de craintes. On n’y a pas droit à l’erreur. Aux opinions en dialogue font place les sentences de tout un chacun, d’une meute numérique avide de décharger sa violence. Cette tension peut conduire certains à se réfugier dans une bulle où tout est permis. Dans cet environnement où l’on surestime la fiabilité de ses « amis », exposer sa vie et connaître celle de l’autre en temps réel paraît presque normal avec toutes les difficultés que cela peut créer pour les adultes en devenir. Les limites entre le public et le privé y sont souvent mises à mal. Ce qui donne lieu à des comportements déviants  : l’exemple le plus connu est le phénomène du revenge porn qui bien souvent exploite des nudes (des selfies intimes) de la victime pour les diffuser à grande échelle afin de se venger d’elle.

La diversité au panier

En fin de compte, les réseaux sociaux ne favorisent pas les débats d’idées. Ils créent plutôt des biais cognitifs tels que le fait de croire que son opinion est la vraie et que les autres pensent comme nous. Les réseaux testent moins les idées qu’ils n’attestent ou contestent des existences diverses  : une personne, un groupe, un post, une manifestation prochaine, etc. Ils peuvent faire que des personnes qui se connaissent ou partagent des points communs se retrouvent ou restent en contact, ils peuvent mobiliser à des fins plus ou moins louables des groupes de gens, mais ne permettent guère un dialogue entre des partisans d’idées différentes, ils ont même souvent un effet clivant. Les idées y sont tellement réduites qu’elles ressemblent à des sentences auxquelles manque le procès  : l’information (la recherche des sources) et le débat contradictoire (la confrontation à l’autre).

En conclusion, ou bien les réseaux sociaux numériques servent un usage essentiellement conatif, ou bien ils véhiculent des informations utiles dans l’ordre du factuel – l’existence d’un article, la date d’une manifestation à venir, etc. Mais ils sont problématiques quand il s’agit de définir le bien commun. Pour le dire en une phrase, quand on arraisonne en réseautant, bien souvent l’on résonne, mais il est rare que l’on raisonne.


1 Jacques Muglioni, L’École ou le loisir de penser, Paris, Minerve, 2017, p. 128.
2 John Arundel Barnes, « Class and Committees in a Norwegian Island Parish », dans Human Relations, n° 7, 1954, pp. 39-58.
3 John Arundel Barnes, « Graph Theory and Social Networks  : A Technical Comment on Connectedness and Connectivity », dans Sociology, 1969, pp. 215-232.
4 Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964.