Dans son œuvre majeure écrite en 1870, « Les Origines de la France contemporaine », Hippolyte Taine écrivait : « Les deux tableaux peints, l’un par la foi, et l’autre par la science, deviennent de plus en plus dissemblables […], chacune des deux conceptions se développant à part et toutes les deux en des sens opposés, l’une par ses décisions dogmatiques […] l’autre par ses découvertes croissantes et par ses applications. » Sûr qu’en matière de bioéthique, le fossé séculaire n’a pas fini de se creuser.
Depuis que le mot fut forgé en 1903, en biologie, un clone désigne un ensemble d’êtres vivants génétiquement identiques parce qu’issus d’un fondateur unique sans qu’interviennent les étapes d’une fécondation. Ce « fondateur » peut être une bactérie dans le cas d’une colonie bactérienne, un polype dans celui d’un rameau de corail ou encore une racine et ses tubercules dans le cas d’un parterre de pommes de terre. Le mot « clone » peut aussi s’appliquer aux vrais jumeaux, triplés, voire davantage, le fondateur commun étant dans ce cas un zygote ou œuf fécondé.
Cependant, depuis la naissance le 15 juillet 1996 de l’agnelle Dolly, le mot a acquis un sens nouveau : celui d’un individu qui serait la réplique parfaite d’un autre individu préexistant. La méthode, appliquée depuis à de nombreuses autres espèces de mammifères, consiste à remplacer le noyau d’un œuf ou ovocyte par celui d’une cellule d’un adulte (cellule somatique) dont on veut précisément obtenir un clone.
Haro du Vatican sur la maîtrise de la reproduction
Les milieux scientifiques ont bien vite pris la mesure des conséquences éthiques d’un tel acte s’il venait à être appliqué à notre espèce, sans aller toutefois jusqu’à faire écho aux propos excessifs prononcés quelques années plus tôt (1993) par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II qui, comme d’autres il est vrai, parla de « clonage » dans la foulée de l’annonce du maintien en culture pendant 2 à 3 jours des deux premières cellules résultant de la division de zygotes humains anormaux, à écarter donc d’un protocole de procréation assistée, et qui avaient été séparées l’une de l’autre. Jean-Paul II, choqué par cette « expérience ayant bouleversé la communauté scientifique », exprima son « horreur » devant de telles « menaces redoutables ». Cette attitude hostile du Vatican à toute réalisation scientifique pouvant éventuellement être profitable à la maîtrise de notre reproduction n’était qu’un des avatars d’une longue tradition dont fait partie le décret condamnant l’insémination artificielle émis en 1897. Il fut réitéré depuis, à maintes reprises, par la Sacrée Congrégation du Saint-Office, héritière de la non moins Sacrée Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle et devenue, depuis 1965, la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Poche amniotique contenant un embryon humain à la deuxième semaine de fécondation. © Leemage/AFP
Mauvaise foi
Un peu plus récemment, au lendemain de l’annonce en 2010 de l’attribution du prix Nobel de physiologie ou de médecine à l’embryologiste Robert Edwards pour ses remarquables travaux ayant abouti à la naissance en juillet 1978 du premier des 10 millions d’êtres humains nés à ce jour par fécondation in vitro, Mgr Carresco, qui présidait alors l’Académie pontificale pour la vie, déplorait un tel choix. Pour quelle raison ? Sous prétexte que cette prétendue avancée scientifique aurait pour funeste conséquence que « des millions d’embryons risquent pour la plupart d’être abandonnés ou détruits », qu’on se livrera au « commerce d’ovocytes » et que « naîtront des enfants mis au monde par une mère porteuse et parfois même par leur grand-mère », allusion on ne peut plus claire à la gestation pour autrui. Et Mgr Carresco de conclure que « Edwards n’a pas résolu, ni du point de vue pathologique ni du point de vue épidémiologique le problème, bien réel, de l’infertilité. Il n’a fait que détourner la question ». Chef-d’œuvre de mauvaise foi (sans mauvais jeu de mots) !
Cette farouche opposition repose bien sûr sur le postulat religieux de l’assimilation de l’embryon dès sa conception à, pour reprendre les mots que Jean-Paul II prononça le 20 novembre 1993, « un petit être sans défense que les scientifiques et les gouvernants sont invités à reconnaître comme sujet de droit par les lois des nations, sous peine de mettre l’humanité en danger ». À ma connaissance, un pays de tradition chrétienne s’est mis en totale conformité avec cette injonction, le Salvador, qui a inscrit dans sa Constitution en 2017 que l’État doit désormais protéger la personne humaine dès sa conception.
Un « double sacrilège »
La production de cellules souches utiles aux recherches en pathologie et en pharmacologie et peut-être plus encore à usage thérapeutique, à partir d’embryons précoces cultivés in vitro, les désormais célèbres cellules souches embryonnaires humaines (hESCs) qui seront évoquées au paragraphe suivant, représente donc à leurs yeux un double sacrilège, celui de se substituer à Dieu en concevant un être de manière non naturelle, in vitro, et celui de le détruire (pour en dériver les cellules souches), donc en clair, de commettre un homicide !
Gardons-nous cependant de croire que seule l’Église catholique romaine soit un frein aux progrès en la matière. Aux États-Unis, les évangélistes ont réussi à faire entendre leur voix au point de trouver un relais favorable dans les sphères dirigeantes. L’administration Bush junior adopta en effet une attitude protectionniste à l’endroit de l’embryon en limitant notamment le financement fédéral des recherches sur souches embryonnaires humaines (hESCs) aux seules lignées produites avant le 9 août 2001, les premières ayant été obtenues trois ans plus tôt. En outre, le Conseil présidentiel américain de bioéthique fut chargé de rédiger un livre blanc destiné à encourager la recherche de sources alternatives de cellules souches pluripotentes humaines (hPSCs) dont on ne pouvait plus nier l’intérêt en médecine régénérative basée sur la thérapie cellulaire. Une évidence qui justifia qu’on parle très mal à propos, mais non sans arrière-pensée, de « clonage thérapeutique » lorsque des cellules souches sont produites à la suite d’un transfert de noyau somatique dans un ovocyte énucléé, alors même que par définition un clonage ne peut être que reproductif.
Éviter l’usage d’ovocytes humains
Dans ce document d’une centaine de pages et qui date du 9 mai 2005, quatre approches sont vivement suggérées. La première consiste à extraire des cellules d’embryons déjà morts (la potentialité de vie humaine ayant disparu). C’est la position actuelle en République islamique d’Iran. Selon la deuxième approche, on pratique une biopsie non létale sur un embryon (qui conserve donc intacte sa potentialité de vie humaine). C’est en réalité l’une des méthodes appliquées dans le cadre d’un dépistage ou d’un diagnostic génétique préimplantatoire (DGP ou DPI) dans les pays où il est légalement autorisé comme en Belgique. La troisième approche passe par la dérivation des cellules d’un « pseudo-embryon » obtenu par un transfert nucléaire altéré (ANT, en anglais) qui consiste à transférer dans un ovocyte, un noyau somatique invalidé génétiquement de manière telle que tout développement in utero soit impossible tout en permettant l’obtention de cellules souches pluripotentes « ANT » qui résultent, il est bon de le rappeler, d’une manipulation génétique. La quatrième approche, enfin, est une proposition dont il faut bien reconnaître qu’elle aura un bel avenir scientifique couronné par un prix Nobel. Il s’agit de la dédifférenciation de cellules somatiques vers la pluripotentialité, évitant donc l’utilisation d’ovocytes. Ce sont les désormais célèbres iPSCs (induced pluripotent stem cells) qui résultent cependant, elles aussi, d’une manipulation génétique. Ces quatre approches ont été réalisées avec succès. On peut en ajouter deux autres pour leur caractère astucieux et plus encore parce qu’elles relèvent de la plus pure tradition de l’embryologie causale chère à Albert Brachet (1869-1930), ancien recteur de l’ULB.
Il s’agit tout d’abord des cellules souches dérivées d’embryons porteurs de deux assortiments génétiques maternels obtenus par parthénogenèse expérimentale ou de deux assortiments paternels, dont la production est techniquement plus complexe mais parfaitement réalisable. Ces conditions (gynogenèse et androgenèse) étant létales chez les mammifères, la potentialité de vie humaine est donc ici aussi inexistante. Ces cellules, hormis le fait qu’elles sont pour cette raison « éthiquement correctes », présentent en outre désormais un intérêt d’un tout autre ordre. Souhaitant en effet faire breveter cette technologie, la société de biotechnologie International Stem Cell Corporation a introduit une demande auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un arrêt du 18 décembre 2014, cette dernière a jugé qu’« un organisme incapable de se développer en un être humain ne constitue pas un embryon humain au sens de la directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques. Dès lors, les utilisations d’un tel organisme à des fins industrielles ou commerciales peuvent, en principe, faire l’objet d’un brevet ».
Rester vigilants
Faudrait-il dès lors comprendre que, comme l’Euromillions, les cellules souches issues de « pseudo-embryons » de quelque nature qu’ils soient pourraient rapporter gros ?
Et enfin, comment ne pas évoquer les fascinantes cellules souches pluripotentes cybrides (cybrid-ntESCs), issues elles aussi de pseudo-embryons dans la mesure où elles proviennent du transfert d’un noyau somatique humain (nt) dans un ovocyte de lapine, de vache ou de truie pour citer les trois combinaisons ayant été pratiquées en Grande-Bretagne avec l’aval de l’autorité compétente, la Human Fertilisation & Embryology Authority. S’il est vrai que cette manipulation permet d’éviter l’usage d’ovocytes humains dans un protocole qui s’apparente au prétendu clonage thérapeutique, il soulève une nouvelle question éthique liée cette fois à la perspective de la naissance d’un être qualifié improprement d’hybride.
Bien qu’elles soient scientifiquement intéressantes, il y a quand même quelque chose de perturbant dans ces propositions – dont le but avoué est de bannir la production et l’utilisation de cellules souches pluripotentes par nature, ne requérant dès lors aucune « manipulation génétique » que sont les cellules souches embryonnaires, qu’elles résultent ou non d’un transfert nucléaire –, c’est leur justification. Car, sous une apparence éthique, elle est en réalité de nature religieuse. On ne peut s’empêcher, en guise de conclusion, de faire référence à la résistance farouche opposée, au temps de la troisième République française, à toute tentative de transgression du terrain temporel par le fait religieux et qui a pour nom « anticléricalisme », lequel n’aurait, selon certains, plus sa raison d’être. Loin de nous cette idée, et pour conclure sur une note positive, on se réjouira d’appartenir à un État qui a fait preuve, en matière de bioéthique, d’une ouverture d’esprit qui ne demande qu’à évoluer vers plus de sagesse encore. Une lueur dans l’obscurité de quelque importance qu’elle soit ne doit en effet pas nous inviter à la torpeur.