Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Libres ensemble

Citoyens et citoyennes laïques, croyant.e.s ou non, riches de leur héritage musulman, ils et elles ont en commun un attachement indéfectible envers la liberté et une volonté d’agir. Portrait de trois membres du tout jeune Collectif Laïcité Yallah, unis pour s’ouvrir à la diversité et comabattre le communautarisme ethnique et religieux.


Malika Akhdim parle fort et marche d’un pas décidé. Elle est pourtant petite et menue avec ses yeux qui scintillent comme deux perles. Perchée sur ses vertigineux talons, elle avance avec légèreté, levant bien haut vers le ciel la pancarte du Conseil des femmes francophones de Belgique. Écartez-vous du chemin, la boule de feu s’enfonce dans cette foule joyeuse, entourée de plusieurs amies tout aussi énergiques qu’elle ! La voilà qui chante la liberté des femmes le 24 novembre 2019 dans les rues de Bruxelles.

On sent bien que pour cette écorchée, ces mots ne sont pas que des mots. Ils impriment un vécu. Le sien. Viols incestueux, mariage forcé, coups. Pour elle, c’était hier et pour plusieurs autres, cela pourrait être aujourd’hui. Dans sa tête, il suffit de peu pour que tout bascule. Aujourd’hui, Malika n’est plus seule. Toutes et tous sont là pour dénoncer à ses côtés les violences faites aux femmes1. Plonger dans les bas-fonds de l’existence humaine parce que, femme, c’est l’histoire de sa vie. Enfin, en partie. Jusqu’au jour où elle a compris qu’une autre vie était possible. Cette soif de changement l’a emporté sur le reste. Elle publie un blog baptisé « Notre dignité retrouvée ». Elle écrit : « Osez dire que nous sommes sur terre pour adorer le Tout-Puissant et uniquement pour cela : je vous dis merde. Je suis née le 8 juillet 1965 à Tanger au Maroc. Lion ascendant lion. Je crois que je me suis trompée de famille lors de ma venue au monde. Ou que j’y suis venue pour une raison précise. Je n’ai pas encore trouvé. Cinquième d’une famille de dix enfants, d’un père qui a immigré à l’étranger en 1958 et d’une mère qui l’y a rejoint dès 1964. »

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Le 5 mars dernier, le nouveau collectif Laïcité Yallah présentait son manifeste au grand public et à la presse. Les laïques musulmans sont désormais mieux représentés.

« Qui accroît sa volonté de liberté accroît ses ennuis », disait le grand Descartes. Pour Malika, fille d’un ouvrier marocain, élevée dans la tradition musulmane à Molenbeek, c’est encore plus vrai. S’affranchir, s’émanciper est un sacré périple ! Elle ne demandait pourtant pas la lune. Le respect de son être, le choix d’un compagnon et l’indépendance financière. Aujourd’hui, Malika, délivrée de toute entrave psychologique et culturelle, reste, néanmoins, attachée à ses racines et à « ses » gens. De son expérience, elle a acquis le sens de la solidarité, le goût du combat et une reconnaissance profonde envers son pays d’adoption. « La Belgique m’a apporté mon indépendance totale avec le choix d’aimer la personne que je veux, sans me soucier ou sans culpabiliser de savoir si cette personne est musulmane ou pas. La Belgique m’a fait comprendre ce que sont les valeurs, le respect d’autrui, qu’il soit juif, chrétien, athée, peu importe. Seul l’humain m’intéresse », explique-t-elle. Sauver les filles au parcours cabossé comme le sien est devenu son leitmotiv. Malika squatte le canapé du salon pendant des semaines et des mois. Qu’importe ! Elle est là pour requinquer les plus fragiles. À un moment donné, les filles s’envolent. C’est sa fierté. Immense.

La personne humaine, avant tout

Le respect de l’humain dans sa complexité fait écho au message que répète, inlassablement, Hassan Jarfi, cet enseignant de religion islamique nouvellement retraité. Pour comprendre son cheminement, il faut remonter au printemps 2012. Le 21 avril, son fils, Ihsane, est enlevé à la sortie d’un bar à Liège. Ses ravisseurs l’emmènent dans un endroit isolé et rocailleux, le déshabillent, le torturent. Cage thoracique éclatée, tête défoncée. Ihsane est gay. Il a 32 ans. Ses assassins aux parcours chaotiques, quatre jeunes Belges, dont un d’origine turque, ont été reconnus coupables d’avoir commis un assassinat homophobe. Le mot est lâché. Hassan se voit soudainement investi d’une mission : combattre l’homophobie. Jusque-là, l’homme s’était tu. À Liège, l’enseignant était plutôt connu pour ses mandats religieux. Responsable des musulmans de Wallonie de 2005 à 2007, il lui arrivait même de remplacer l’imam. Lui, le père d’un pédé, comment est-ce possible ? Pour contester son autorité, il suffisait à ses détracteurs d’appuyer sur cette corde sensible. À l’époque, Hassan faisait le dos rond. Il n’avait pas encore en lui cette force insaisissable, née après le drame. « Je baissais la tête, je me taisais. Par mon silence, j’étais complice. Je me sentais désarmé. Impuissant. Incapable de leur dire “écoutez, je vous emmerde !”« , avoue-t-il. Pour s’en sortir, ce blessé de l’âme a nagé à contre-courant de lui-même, menant la plus difficile des batailles : celle contre soi-même. Que valent tous ces enseignements lorsque, faute de reconnaître à tout un chacun son statut d’être humain, ils ne font que rapetisser l’homme pour l’enfermer dans une case ? « J’ai tout revu, les traditions, la culture, l’éducation que j’ai reçue. J’avais déjà fait un bon bout de chemin en venant du Maroc en Belgique et en épousant une Liégeoise malgré l’opposition de certains dans ma famille. Jusque-là, je n’avais jamais remis en cause ce qu’on m’avait transmis », confesse-t-il.

Vers l’émancipation

Si les origines ne sont pas un destin, en sortir demeure un travail exigeant que l’on fait sur soi par le truchement d’une prise de conscience. Ce que le célèbre sociologue Pierre Bourdieu résumait ainsi : « Nous naissons déterminés et nous avons une petite chance de devenir libres. » Lorsque arrive (enfin) le déclic, il faut oser aller de l’avant, rompre avec les idées reçues et, surtout, assumer les ruptures. Cette possibilité de se détacher du groupe permet l’émergence de l’individu en tant que tel. Dans une famille musulmane, ce processus d’individuation peut être vécu comme le plus grand des outrages. Choisir pour soi-même, mais quelle idée ! Prendre ses distances avec le groupe, à quoi bon ? Pour aller où ? Vers qui ? La moindre volonté d’affirmation individuelle est perçue comme une dissidence voire un complot pour faire éclater la communauté, la fitna (guerre civile), la vider de ses membres. Avant que le « dissident » ne fasse des émules, mieux vaut l’encadrer. Qu’il rentre dans le rang cet égaré ! En contrepartie, la communauté protège, veille sur l’honneur, passe l’éponge, guérit les blessures de l’exil. Pour garder la communauté, il faut veiller à ce que les femmes n’en sortent pas. Le respect des traditions est non négociable.

« Chez nous, les filles devaient avoir une conduite irréprochable », raconte Yeter Celili. « J’ai grandi à Schaarbeek et j’y ai fréquenté l’école catholique Saint-Augustin. Ça arrangeait bien mon père puisqu’il n’y avait pas de garçons. La religion, il s’en foutait. On allait même à l’église avec l’école sans qu’il exprime le moindre agacement. Ce qui comptait pour lui, c’était l’honneur de notre clan. Mes frères l’épaulaient. Ils se chargeaient de faire respecter les règles. Le parcours de l’école à la maison était chronométré. Sur le chemin, il y avait un café qui servait de poste d’observation où les hommes s’installaient pour nous scruter. Pour nous rappeler à l’ordre, ils n’hésitaient pas à nous donner des taloches, à nous battre et à nous arracher les cheveux. Même en public. » À l’extérieur, tout relâchement de l’autorité paternelle sur les femmes était une marque d’abandon vis-à-vis de la communauté. À l’étranger, les griefs sont encore plus lourds. Prendre le pli du pays d’accueil, voire s’intégrer, est la pire des trahisons. Mais au diable la communauté ! « Je suis belge, moi. Complètement ! », insiste Yeter, aux grands yeux joliment soulignés. « Je suis arrivée d’Istanbul en 1964, bébé dans les bras de ma mère, entourée de mes frères et sœurs. Nous étions cinq enfants. La Belgique venait de reconnaître à ses travailleurs étrangers le droit au regroupement familial, bien avant la France d’ailleurs. » Malgré le brouhaha du café, son rire en cascade résonne amplement. « Le train nous a déposés à la gare du Midi. Mon père nous attendait. Ce séjour devait durer cinq ans. Tout était provisoire, temporaire. Mes parents ont trimé, travaillé jour et nuit, pour nous élever. Mon père est mort en Belgique. Maintenant, c’est à notre tour de transmettre la fierté. La dignité », explique-t-elle.

Lorsqu’on interroge Malika Akhdim, Hassan Jarfi et Yeter Celili sur le sens de leur engagement laïque, on est frappé par leur quête incessante de l’émancipation et l’envie de transmettre aux plus jeunes le goût de se réaliser. Choisir pour eux-mêmes. C’est d’ailleurs ce que Malika, Hassan et Yeter ont fait autant sur le plan personnel que professionnel. Pousser les « leurs » à revendiquer leur belgitude est le combat de leur vie, bâtir des ponts, combattre les préjugés, interpeller les décideurs et les faiseurs d’opinions sont d’ailleurs les objectifs du Collectif Laïcité Yallah, né d’une volonté partagée par une quinzaine d’autres camarades de culture musulmane. C’est le 5 mars dernier à l’Espace Magh que le collectif initié par le Centre d’Action Laïque a présenté son « Manifeste pour une citoyenneté de la diversité ». Préoccupés par la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme en plus d’une percée des partis d’extrême droite et d’une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers sur les diasporas, le Collectif Laïcité Yallah lance un large appel à la mobilisation citoyenne pour sortir du communautarisme ethnique et religieux. Engagés depuis plusieurs années dans la société civile, ses membres, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman sont décidés à faire entendre leurs voix résolument laïques.

 


1 L’ONU a décrété le 25 novembre journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.