Nous vivons dans des sociétés où la violence est partout sans être nulle part. Pourtant, nous avons le sentiment d’être en permanence les témoins d’une brutalité très concrète, très matérielle, très physique. Chaque jour, sur les réseaux sociaux ou à la télévision, des images nous montrent combien la violence est partout – et combien des innocents en sont les victimes. Ces innocents, cependant, ne sont jamais nous. Il faut le reconnaître : la violence, dans nos vies, est avant tout une expérience esthétique. Mais cette expérience, précisément parce qu’elle est de nature esthétique, en dit long sur la manière dont le partage entre le visible et l’invisible se trouve remis en cause par les nouveaux dispositifs d’enregistrement et de diffusion des images. Ce qui, hier, aurait aussitôt disparu dans les poubelles de la rumeur possède aujourd’hui la chance d’une seconde vie, parfois plus intense, même, que la première. Or la grande leçon de ce spectacle de la violence est que contrairement à ce que nous pourrions imaginer, ses auteurs ne sont autres que ceux dont la mission semblait être de nous protéger de la violence. Désormais, les brutes qui tapent en tout sens, ce sont les policiers. Ils frappent dans les manifestations, ils frappent lors d’interpellations, ils frappent, parfois, pour le simple plaisir de frapper, sans la moindre raison – et avec la bénédiction de ceux qui leur en donnent le droit. Car ces images, écœurantes, de manifestants énucléés, de passants tabassés, de journalistes ou de juristesa intimidés, elles disent ce que nous refusons, par peur, de considérer : que la police n’est jamais police du peuple – mais qu’elle est police du peuple. Depuis la création du premier corps de police moderne, à Paris, à la toute fin du xviie siècle, la police a toujours été une manière pour les détenteurs du pouvoir d’assurer leur sécurité – tout en faisant croire que cette sécurité profiterait à tout le monde. Aujourd’hui, nous nous rendons compte que rien n’était plus faux, et que la sécurité qu’on nous promettait n’était que celle de pouvoir se faire taper sur la figure sans réagir. Ce que les images de violence, maladroites et laides, que nous croisons dans les médias d’aujourd’hui nous expliquent, c’est que l’expérience esthétique que nous faisons à leur contact est l’expérience de l’horreur d’un monde policé – d’un monde fait pour la police. Cette horreur, elles la rendent visible à tous. Car, en réalité, nous sommes tous les victimes de la violence qu’elles illustrent.