En 1784, dans un article resté célèbre, le non moins illustre Emmanuel Kant tâchait de répondre à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? » Près de deux siècles et demi plus tard, l’interprétation du concept a évolué avec le monde. Et à l’autre bout, l’obscurantisme aussi.
« Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. »1
Dans une société où le carnaval d’opinions montre que la bêtise semble bien mieux partagée que la raison, comment interpréter cette définition ? D’autant que cet autre dont parle Kant, c’est peut-être moi, ou vous, ou pire encore eux, les autres, cette masse infâme, innommable et abrutie par le pouvoir, qu’il soit religieux, économique, politique, social. Les coupables sont connus et ils sont à craindre : l’indifférent qui change de trottoir, le turpide qui feint l’ignorance, l’irréfléchi qui cherche à blâmer plus qu’à comprendre. Mais surtout les fagotiers qui préfèrent à la lumière des réverbères l’obscurité de leurs croyances, de leurs préconceptions. Ces gens-là qui jugent plus vite qu’ils ne pensent. Finalement tous ceux qui se délectent de l’abrutissement au lieu de le combattre. Posons la question qui fâche : les Lumières sont-elles éteintes ? Ou du moins le sont-elles à tous les étages, de tous les points de vue ?
Liberté, égalité, solidarité, tolérance, justice… Ces valeurs dites des Lumières suffisent-elles à répondre aux enjeux d’une humanité en transition, en migration, en guerre, en sursis pour les plus alarmistes ? Le philosophe a raison : osons savoir ! Alors, faisons preuve de courage et de résolution, interrogeons la pertinence (pour certains) de cette impertinence (pour d’autres) qui pose comme une évidence que seule la raison parviendrait à unir l’humanité derrière des valeurs partagées puisque universelles.
La raison, et après ?
Les Lumières du XVIIIe siècle ont participé largement à la recréation d’un sujet tourné vers lui-même qui a fait du monde une totalité de laquelle il s’est extrait pour mieux soumettre son environnement à ses ambitions de progrès. Provoquant par la même occasion l’exacerbation d’identités centrées sur des projets personnels dont l’ambition détermine le rapport au monde selon les modalités du vivre seul plutôt qu’ensemble. L’homme des Lumières depuis le XIXe siècle « se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »2
Il ne s’agit pas de copier-coller un référentiel dont la prétention à l’universalité nous sauverait d’une réactualisation. La pensée critique, premier moteur de l’exercice de la raison, doit s’appliquer.
Que dire de cet individu cartésien qui s’affirme déjà au XVIIe siècle comme sujet face à l’être par sa pensée. Certes, il était nécessaire de désenchanter le monde, de libérer les consciences des dogmatismes et de remettre l’individu au centre de ses perspectives, de ses interprétations. Mais de quoi ce centre doit-il être le nom ? Certainement plus d’une belle totalité figée. Le monde ne se suffit peut-être plus de la raison. Il nous faut réinterroger notre rapport à l’événement du dedans et éviter l’idolâtrie qui consisterait à faire de la raison individuelle un idéal de progrès, un absolu. Plutôt que de chercher à sauver ce héros tragique, peut-être nous faut-il admettre qu’à se poser la question de ce qu’elles sont, les Lumières du XXIe siècle troublent leurs modes de fonctionnement par une conception anachronique d’un idéal dévoyé.
Tomber les œillères
Si la lumière n’est pas donnée avec le monde, comment la conquérir alors que nous ne pouvons « regarder au-delà de notre angle »3 ? Puisqu’il ne s’agit plus de résorber le hiatus entre moi et mon alter ego jusqu’à la noyade tel un Narcisse, Alice ne devrait-elle pas traverser le miroir ? Parce que la vie humaine reste une manière d’« être » et non l’expression d’une « essence », n’est-il pas temps de varier les conditions d’écoute de l’orchestre que nous sommes, à la recherche d’indices narratifs sur nous-mêmes ? La tâche du comprendre n’est-elle pas d’« élaborer les projets justes et appropriés à la chose, qui en tant que projets sont des anticipations qui n’attendent leur confirmation que des “choses elles-mêmes” ? »4 Ceci alors que loin d’avoir un rapport aux choses même, l’homme de ce siècle s’entretient selon la formule de Cassirer, en quelque sorte, avec lui-même.
Il ne s’agit pas de copier-coller un référentiel dont la prétention à l’universalité nous sauverait d’une réactualisation. La pensée critique, premier moteur de l’exercice de la raison, doit s’appliquer comme méthode à ce qui fait le contenu d’une pensée en mouvement. Nous pourrions, par exemple, affirmer que ma liberté ne peut plus s’arrêter où commence celle de l’autre, mais se doit de commence avec l’aveu des libertés naissantes pour chacun. La contrainte de la responsabilité aux libertés de tous, voilà le sens de la liberté qui ne pourrait plus être que collective. La rencontre deviendrait alors principe d’individuation ; la différence, moteur d’accueil, d’éthique et de communication.
C’est en déconstruisant les clichés et les ambitions comme autant de reflets que le réel se dévoile sous les masques portés. Prendre conscience de cette malice du réel, c’est assumer que naisse une différence sans fond entre moi et l’autre, c’est aller au-delà du degré zéro de la représentation que serait l’identité comme enfermement. À penser que les Lumières sont la cause dont la liberté serait l’effet, que cherchons-nous à sauver ? L’illusion de notre liberté ou l’ineffabilité de nos déterminismes ? Quelle ironie : la Lumière ne s’inventerait-elle que comme élection ?
1 Emmanuel Kant, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784).
2 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, Introduction, II (posthume, 1835).
3 Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir (1882).
4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode (1960).