Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

La photo, vecteur de lien social pour les réfugiés


Culture

Photographe et cinématographe formé à l’Insas, Frédéric Moreau de Bellaing capte la réalité des sans-papiers et des réfugiés en Belgique depuis 2016. À travers son objectif et avec son cœur, en tant qu’hébergeur au sein de la plateforme citoyenne BXLRefugees.


Le rendez-vous est fixé dans un studio de BX1, à l’occasion d’une série de portraits que Frédéric Moreau de Bellaing réalise dans le cadre de l’exposition itinérante « Journalistes en exil », présentée en février au centre culturel d’Anderlecht, et le 6 mai prochain à Bozar lors du Difference Day. Derrière l’initiative, la jeune ASBL En-Gaje (Ensemble-Groupe d’aide aux journalistes exilés), lancée fin 2018. Tout sourire, le journaliste irakien militant Mansoor Mhanawi se prête au shooting. Il y a plus de trois ans, il est arrivé en Belgique, dans un centre pour réfugiés à Couvin. Dans son pays, il présentait chaque matin sur la chaîne télévisée gouvernementale le talk-show culturel « Good Morning Irak », et prestait également au sein de Radio Bagdad. Avec le durcissement du régime en place et la censure imposée aux journalistes, mais aussi le nombre accru d’assassinats dans le milieu, Mansoor Mhanawi a choisi de fuir, pour sa sécurité et celle de sa famille (exilée de son côté, à l’écart de la capitale irakienne). Depuis, il apprend la langue française, enseigne bénévolement les arts au Collège Saint-Pierre à Bruxelles, et réalise çà et là de petits reportages sur la culture belge, et des personnalités comme Adolphe Sax ou la Reine Élisabeth. « Je connais également beaucoup de gens de talents qui vivent en Belgique, poursuit-il. Des artistes à Anvers, des musiciens à Louvain, un coach de football à Molenbeek, un Irakien qui enseigne au Conservatoire de Mons… Et ici, grâce à En-Gaje, j’ai la chance de rencontrer d’autres journalistes et d’établir des contacts professionnels. »

Créer un sentiment de familiarité

Depuis 2016, année où il a réalisé des clichés de sans-papiers dans un squat bruxellois à la demande de l’association La voix des sans-papiers, Frédéric Moreau de Bellaing côtoie diverses réalités liées au statut de réfugiés. « La plupart de ceux qui sont arrivés ici sont passés par la Libye et ont été torturés, violés, faits esclaves… et quand on les voit attendre presque avec un sourire, dans le froid ou la pluie, qu’une famille les accueille, on se demande parfois comment ils arrivent encore à se comporter de manière humaine, décente après avoir vécu des choses aussi traumatisantes. Certains ont vu mourir des proches ou des gens qui ont fui avec eux en passant par les déserts d’Algérie ou de Libye. Un réfugié est notamment arrivé ici avec une jambe de bois et un staphylocoque doré dans la moelle osseuse. Si on ne l’avait pas soigné en Belgique, il serait mort. En Allemagne, on avait refusé de le soigner sous prétexte qu’il n’avait pas de papiers… »

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Une initiale, pleine de pudeur, qui cache le visage d’un être humain en quête d’asile.

Le déclic, en tant que photographe, est survenu en août 2017, lorsque Frédéric Moreau de Bellaing est passé au parc Maximilien. « J’ai commencé à jouer à la balançoire avec des gamins, leur mère se reposait contre un arbre. J’ai ensuite compris que c’étaient des réfugiés. Et quand, le mois suivant, il y a eu une rafle au parc, cela m’a beaucoup touché. Dès qu’un contact s’établit, tu vois une personne, un autre humain, et non plus une masse de gens. » Il a alors pris conscience de l’importance de familiariser le public avec les réfugiés, au travers de l’image. « Depuis qu’on est gosse, on a en tête des images de migrants – à l’époque surtout des pays de l’Est – et on les croise sans les connaître. Si quelqu’un se fait taper dessus devant nous, on n’agit pas, sauf si on connaît la personne. À mon petit niveau, et en tant que photographe, ce qui m’intéresse est de donner aux gens le sentiment de connaître les réfugiés. »

Pour renforcer cet impact et dans le cadre de l’exposition présentée à Anderlecht, il a choisi d’encadrer les portraits des journalistes en exil dans de vieux cadres dorés, « des cadres de mes ancêtres – que je n’ai pas connus – et dont j’ai ôté le portrait ». Le but étant de « donner une image dans laquelle les gens peuvent se projeter. La photo n’est pas du journalisme, de l’information pure. C’est un vecteur d’émotions. Très peu de textes accompagnent mes images. »

De la rue à BXLRefugees

Sur son propre site Web, Frédéric Moreau de Bellaing publie notamment des clichés de réfugiés pris pour la plateforme citoyenne BXLRefugees, qu’il a rejointe en tant que photographe bénévole et hébergeur. Subtilement, il met en scène des pieds, des visages floutés ou barrés par un accessoire. « Ces personnes souhaitent le plus souvent rester anonymes, et ce parti pris génère beaucoup de créativité », relève-t-il. « Comme j’étais contraint de “couper” leurs visages, j’ai pris cela comme un gimmick. Quand tu ne vois pas les yeux, tu vois tout le reste. Certains refusent d’être pris en photo, la plupart se prêtent au jeu, et cela crée un rapport de proximité. Et lorsqu’ils se voient exposés, ils sont contents, se sentent respectés. Je pars de l’idée qu’ils n’ont plus rien à eux. Les policiers ou Bruxelles Propreté leur prennent tout. La seule chose qu’ils détiennent encore réellement est leur image, je comprends donc qu’ils soient très exigeants. Au travers de ces photos, je donne aussi mon point de vue sur cette réalité. J’assume ma subjectivité. »

Il y a peu, il a par ailleurs obtenu gain de cause en justice – à la suite de la plainte déposée par quatre policiers de la zone bruxelloise – aux côtés d’autres professionnels qui ont participé à l’exposition collective « Don’t shoot ! » en novembre 2018, qui dénonçait en images la répression de la liberté d’expression en Belgique, ainsi que celle des mouvements sociaux, des citoyens, des migrants et des journalistes, tout en posant la question : « Peut-on encore filmer ou photographier la police sans se faire arrêter ? »

Aujourd’hui, « il n’y a presque plus personne dans le parc, car ils en sont chassés. Ils se méfient aussi des photographes », poursuit Frédéric Moreau de Bellaing. « La dernière fois, j’ai sympathisé avec trois Soudanais et ils ont juste accepté que je photographie leurs pieds… » Beaucoup sont hébergés grâce à la plateforme BXLRefugees, de manière ponctuelle ou quasi permanente. « Vu l’inconsistance des politiciens, nous continuons à nous organiser en tant que citoyens pour créer un réseau d’hébergement et d’information. » En tant qu’hébergeur, chacun définit ses règles en fonction de ses possibilités. Comme le photographe le fait avec son diaphragme, l’hébergeur ouvre sa porte et la referme pour mieux continuer.