Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Sous ses airs de comédie, parfois musicale, inoffensive, « La Bonne Épouse » séduit surtout par son positionnement original dans un septième art hexagonal de plus en plus marqué par le #MeToo. Car ce film a la très bonne idée de situer son histoire dans les tréfonds des « écoles ménagères » dont la vague féministe post-soixante-huitarde a, enfin, sonné le glas. Rencontre avec Martin Provost, cinéaste qui n’a pas attendu les hashtags en tous genres pour sensibiliser les salles obscures à l’émancipation féminine.


Pourquoi avoir choisi de situer votre histoire dans le cadre d’une école ménagère à l’orée des soubresauts de Mai 68 ?

Parce que c’était intéressant de visualiser le contraste entre une mentalité très patriarcale, qui régnait depuis des décennies, et l’explosion de Mai 68, justement ! Juliette Binoche incarne à la perfection cette directrice d’école qui enseigne à ses élèves – toutes des jeunes filles, évidemment – à bien repasser les chemises de leurs futurs maris et à bien leur faire la cuisine. Puis, qui tombe amoureuse, devient borderline, et comprend que c’est la fin d’une époque.

Ces écoles « ménagères » existaient-elles vraiment ? Avez-vous un peu grossi le trait ?

Il y a bien eu une époque où l’on enseignait aux jeunes filles à devenir des épouses parfaites. Autour de nous, des témoignages directs attestent encore de cette époque, révolue mais pas si lointaine. Aux archives de l’INA, l’Institut national de l’audiovisuel », nous avons même déniché des documentaires étonnants sur ces écoles. Je me souviens de ma stupeur quand une présentatrice de l’époque racontait avec beaucoup de sérieux qu’une repasseuse digne de ce nom ne pouvait terminer ses deux années d’apprentissage que par la chemise de Monsieur. Ce qui consacrait en elle la bonne épouse par excellence. Dans le même registre, toujours à l’INA, il est possible de visionner des publicités des années 1960. Par exemple pour des lessiveuses. Expliquant que « maintenant que la lessive lui prendrait moins de temps, Madame aurait plus de disponibilités pour faire encore mieux la cuisine ou le nettoyage ». Et tout cela a à peine 60 ans. On revient de loin… Comme l’écrit l’historienne Rebecca Rogers : « L’éducation ménagère est le symbole d’un monde social où les femmes sont clairement inférieures aux hommes, vouées à la gestion intérieure, laissant au sexe fort la gestion de la chose publique. »

Et ce système a-t-il implosé avec Mai 68, donc ?

Oui. Mais il y avait énormément d’écoles ménagères jusque-là. Quelques écoles plus bourgeoises, mais surtout des écoles de campagne, puisque la France était encore très rurale à l’époque. Il y avait Paris, et la province. Mai 68 va tout faire voler en éclat. C’est le point de départ d’une prise de conscience, qui accélère le mouvement d’émancipation des femmes.

#MeToo n’aurait-il donc rien inventé ?

C’est complémentaire de ce qu’il s’est passé juste après 1968. Là, les femmes avaient acquis des droits. Mais elles mettront encore des décennies à pouvoir exercer proprement ces fameux droits. Et, surtout, à dépasser un certain patriarcat, voire carrément un machisme, encore très ancré dans la société. Un exemple au hasard : regardez simplement un salon de l’auto, avec des « hôtesses » à moitié déshabillées pour attirer le chaland vers de nouvelles voitures. Et, jusqu’à l’an dernier, ce n’étaient que des femmes qui portaient les panneaux avec les noms de pilotes sur les grilles de départ des Grand Prix de F1. Cela en dit long, non ?

Après des films comme Séraphine, Le ventre de Juliette ou Sage Femme, celui-ci traite encore d’émancipation féminine. Pourquoi ce fil rouge dans votre œuvre ?

C’est profondément lié à ma propre vie. Je me suis violemment opposé à mon père, pour qui la domination masculine était légitime. C’est aussi cette opposition qui m’a poussé à quitter ma famille très jeune, et à faire les films que je fais. La Bonne Épouse est le film qui me ressemble le plus dans tout mon parcours. C’est plus engagé, même s’il fonctionne sur un ton plus léger. J’espère qu’il réussira un objectif double : sensibiliser à ce qu’il se passait avant, tout en poussant à la réflexion sur l’avenir des rapports hommes-femmes.

ok_culture_epouse

Les religieuses ont longtemps dirigé d’une main de fer les écoles de filles.

Vaste ambition. Mais un film peut-il changer la vie ?

Bonne question ! Je n’entends pas susciter la révolte avec cette Bonne Épouse. Mais je me dis que si quelques jeunes filles qui vont le voir sortent du cinéma avec la ferme intention de ne pas se faire « instrumentaliser » par des hommes dans leur vie au quotidien, j’aurai déjà gagné.

On le sait peu, mais, comme acteur, vous avez tenu un petit rôle dans La Zizanie, c’est un signe, non ?

On peut le voir comme ça, oui. C’est quand même une histoire où l’épouse, Annie Girardot, se rebelle contre son mari, Louis de Funès, en se présentant contre lui aux élections. À l’époque, je n’avais pas participé au film pour de hautes raisons philosophiques, mais plutôt parce que c’était un petit job, et que je n’en avais pas beaucoup. N’en reste pas moins que c’est un signe et qu’il y a une filiation avec La Bonne Épouse : le fait d’attirer l’attention sur ce problème de société à travers un film léger.

Parce qu’un film « léger » reste encore le meilleur moyen d’attirer du monde en salles ?

On peut le déplorer, mais c’est le cas. C’est comme ça : majoritairement, le public veut être diverti et veut des stars. Voilà pourquoi j’ai travaillé sur le ton de la comédie, et pourquoi je suis très heureux d’avoir obtenu Juliette Binoche dans le rôle principal.

Bref, la fin justifie les moyens ?

C’est devenu le propre du cinéma actuel : un nom attire plus qu’une thématique, même rendue par d’excellents comédiens mais pas très connus. Alors, je joue le jeu. Ce qui ne m’empêche pas non plus de travailler, ici, avec de jeunes actrices très prometteuses mais encore inconnues. Le cinéma, c’est l’art de l’équilibre à tous les niveaux.

Justement, question d’équilibre, comment un projet tel que celui-ci a-t-il été considéré par le monde du cinéma, encore très masculin ?

Au moment de chercher des partenaires financiers, nous avons certes entendu des réactions du genre : « Ce sujet n’intéressera personne ! Un film sur des écoles de gonzesses… » Mais nous avons aussi trouvé de bons partenaires, conscients de l’enjeu sociétal du film. La Bonne Épouse est avant tout un film de son époque.