Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Dossier

La philosophie des Lumières est-elle universelle ou incarne-t-elle la pensée des hommes blancs et bourgeois qui dominaient la société européenne de l’époque ? Aujourd’hui, ces deux visions opposées de la modernité crispent les débats et enveniment les discours. Le différend est-il conciliable ?


La récente venue de deux membres de l’hebdomadaire Charlie Hebdo à l’ULB a été l’occasion d’une polémique assez intense, qui a opposé les défenseurs de la liberté d’expression à celles et ceux qui pensent que celle-ci ne peut pas fleurir aux dépens de la sensibilité des minorités. Deux cercles étudiants ont ouvert le débat (le Cercle féministe et l’Union syndicale étudiante), avec un communiqué qui marquait leur opposition à la venue de Charlie devant sa critique acerbe de l’intersectionnalité, celle-ci étant entendue comme l’idéologie qui remet « en question les privilèges blancs, homme, cisgenre, hétéro, bourgeois, etc. ». Ce communiqué faisait référence, entre autres, à l’éditorial du numéro anniversaire de Charlie Hebdo qui attaquait les « nouveaux censeurs du Web », dénomination qui renvoyait à des groupes militants antiracistes et féministes. Les commentaires sur les pages Facebook des deux cercles, où une bonne partie du débat a eu lieu, étaient traversés par la même division qui a caractérisé tout le débat : universalisme versus communautarisme. Les premiers étaient qualifiés de « réactionnaires » et les seconds d’ »obscurantistes ».

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Comme dans toute polémique qui mobilise des notions historiques, il est utile de retracer la généalogie de ces idées pour comprendre ce qui est en jeu, ce qui doit être conservé des idéologies dont nous avons hérité et ce qui mérite une vraie discussion. Les invectives échangées dans l’épisode susmentionné font écho à un débat ancien entre défenseurs des Lumières et anti-Lumières, débat qui remonte aux débuts de cette tradition intellectuelle, comme le montre Zeev Sternhell dans Les Anti-Lumières. Dans son livre, l’historien fait la généalogie de ces deux mouvements qui constituent deux visions opposées de la modernité : « la modernité porteuse de valeurs universelles, de la grandeur et de l’autonomie de l’individu, maître de son destin, une modernité qui voit dans la société et dans l’État un instrument aux mains de l’individu », et « la modernité communautarienne, historiciste, nationaliste, une modernité pour qui l’individu est déterminé et limité par ses origines ethniques, par l’histoire, par sa langue et par sa culture ».

Unité vs fragmentation

On le sait, la culture des Lumières se trouve à la base du modèle républicain français, où les individus ne représentent d’autre groupe que celui de la communauté nationale, entendue au sens non pas d’ethnos (une langue ou une origine commune) mais de corps d’individus gouvernés par la même loi. Rappelons ces mots qui furent prononcés à l’Assemblée nationale postrévolutionnaire concernant les Juifs : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Pour sa part, l’idéologie anti-Lumières, avec son culte du particulier et son refus de l’universel (représenté par l’Allemand Johann Gottfried (von)Herder), porte en soi le germe de l’ethnonationalisme et donc, comme le note Sternhell, du désastre européen du XXe siècle.

Les groupes militants qui défendent les droits des minorités ethniques, religieuses et de genre sont souvent vus comme des mouvements anti-Lumières, dans le sens où ils encouragent la fragmentation de la communauté nationale. L’idée que celle-ci puisse être constituée de groupes avec des identités diverses est contradictoire avec deux idées bien ancrées dans l’imaginaire européen : d’abord l’idée de nation (qu’elle soit ethnique ou politique), ensuite celle d’espace public, où c’est la bourgeoisie qui est au centre des processus politiques. Dans leur pratique discursive, les groupes antiracistes et féministes procèdent à une catégorisation très exhaustive et normative du corps social, mobilisent des classifications raciales que l’on avait combattues avec force dans la deuxième moitié du XXe siècle, promeuvent une identification stricte de chaque groupe et distribuent des assignations identitaires au groupe des « majoritaires » (la fameuse « bourgeoise blanche »). Ces piliers du discours décolonial créent des frictions constantes avec celles et ceux qui défendent l’universalisme.

Une vision hiérarchisée

Or, ce n’est pas parce que l’universalisme est une idéologie fondatrice de la modernité européenne que nous ne devons pas la questionner. Car l’histoire, comme le progrès humain, n’est pas linéaire. Et parce qu’il serait vain d’ignorer que les Lumières, si elles ont apporté la notion capitale de droits naturels, se trouvent aussi à la base d’une vision hiérarchisée des sociétés humaines où l’Europe se trouve au sommet de la pyramide. Comme l’écrit Stuart Hall, « the Enlightenment was a very European affair. European society, it assumed, was the most advanced type of society on earth, European man [sic] the pinnacle of human achievement. »1 Kenan Malik note aussi le lien entre l’Europe des Lumières et l’idéologie raciste, une Europe où les inégalités vont donner naissance à la conceptualisation pseudo-scientifique des différences entre les humains2.

L’avènement de sociétés postcoloniales, dans lesquelles le corps national (qu’il soit organique selon le modèle allemand, ou civique selon le modèle français) reçoit des apports démographiques extra-européens, ainsi que la dislocation des identités postmodernes, qui configure des individus fragmentés en une identité de classe, de genre, d’ethnie, etc., provoque des réactions à l’universalisme, dans le sens d’une remise en question de la primauté du sujet hégémonique. Ce mouvement n’est pas dirigé contre la raison mais contre ce sujet (plutôt masculin, plutôt européen, plutôt bourgeois), même si certaines dérives le rapprochent de la tradition anti-Lumières (comme les sensitivity readers aux États-Unis ou l’accusation à la va-vite d’appropriation culturelle).

Quoi qu’il en soit, sortir d’une vision très normative de l’universalisme des Lumières, qui présuppose que tous les individus naissent égaux en droits et ignore par là les inégalités structurelles (de genre, de classe, d’ethnie), admettre la nécessité de nommer l’altérité pour la visibiliser, ne revient pas à limiter l’espace public, mais au contraire à l’ouvrir. À condition, bien entendu, que les différents groupes passent, à un moment, le cap de la revendication (nécessaire pour faire bouger les rapports de pouvoir) et réussissent à redéfinir l’universel, au-delà de l’État-nation, de la communauté linguistique ou de croyance.


1 Stuart Hall, Modernity : An Introduction to Modern Society, Oxford, Wiley-Blackwell, 1996.
2 Kenan Malik, The Meaning of Race. Race : History and Culture in Western Society, NYU Press, 1996.