Le philosophe Gaston Bachelard affirmait : « L’histoire des sciences est l’histoire des défaites de l’irrationalisme. » Notre présent nous démontre à l’évidence que l’irrationalisme connaît une nouvelle vigueur, qu’il convient d’identifier pour mieux l’endiguer.
La confusion croissante entre croyance et connaissance, la contestation du progrès favorisée par le retour des idéologies obscurantistes et millénaristes qui suscitent ou instrumentalisent les peurs et l’ignorance, l’amplification de l’offensive créationniste menaçant des siècles d’avancées scientifiques, la propension de la foi à venir concurrencer le savoir, la remise en cause du primat de la raison… Autant d’exemples qui démontrent l’utilité du combat humaniste pour contrer des phénomènes comme le complotisme, la « post-vérité » et autres manipulations qui visent à substituer le dogmatisme à la rationalité. Le regain des invocations à un ordre naturel perdu, fût-il mythique, comme à l’ordre divin d’ailleurs, doit également nous alerter sur les dangers qui menacent l’humanisme dont nous nous réclamons.
En février 2017, les députés français adoptaient à l’unanimité une résolution sur « les sciences et le progrès dans la République », relevant que « les discours partisans voire sectaires fondés sur une défiance croissante vis-à-vis de l’expertise scientifique constituent une grave remise en cause de cet esprit des Lumières en s’attaquant aux règles mêmes sur lesquelles repose l’institutionnalisation de toute science », et observant que « la confusion entre les connaissances et les opinions constitue une sérieuse menace pour le bon fonctionnement de notre démocratie en alimentant les processus sectaires et diverses formes de radicalisation »1.
On pourrait bien entendu se dire que ces évolutions ne touchent que des publics crédules et peu éduqués. On aurait pourtant tort, car ce sont parfois les institutions elles-mêmes qui se font le cas échéant le relais de telles conceptions. Diffusé à la rentrée 2015 à l’ensemble des enseignants de France, le « livret laïcité » conçu par le ministère assurait ainsi : « Il faut pouvoir éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (biologie-géologie, physique-chimie, etc.), il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. » Cette préconisation fut corrigée l’année suivante, mais ce modeste exemple doit nous placer en alerte. Il y a encore vingt ans, beaucoup en Europe ricanaient des descriptions qu’on faisait des États-Unis d’Amérique connaissant une propagation vertigineuse des thèses créationnistes ou platistes, en estimant que jamais ces fadaises ne viendraient contaminer le Vieux Continent.
Confusion entre croyance et connaissance
Et pourtant. En 2007, l’ancien ministre français et député du Pas-de-Calais Guy Lengagne présentait devant le Conseil de l’Europe un rapport sur « Les dangers du créationnisme dans l’éducation ». Son texte fut vigoureusement attaqué par des parlementaires russes, serbes et hongrois et, sur pression discrète du Vatican, il a même été écarté temporairement des débats de l’institution européenne, qui rassemblait à l’époque quarante-sept pays. « La cible première des créationnistes contemporains, essentiellement d’obédience chrétienne ou musulmane, est l’enseignement, s’inquiétait le rapport. Nous sommes en présence d’une montée en puissance de modes de pensée qui, pour mieux imposer certains dogmes religieux, s’attaquent au cœur même des connaissances. » Aujourd’hui même, dans nombre d’établissements scolaires laïques, la contestation des contenus des cours devient un phénomène largement répandu, à tel point que beaucoup d’enseignants procèdent par autocensure en évitant d’aborder certaines parties des programmes. Ce qui est vrai dans le domaine scientifique caractérise aussi la littérature, l’histoire ou la philosophie. « Tous ces faits correspondent à un reflux de la science au profit du religieux ; or, vouloir priver les citoyens de l’accès à la connaissance scientifique est une des atteintes les plus graves aux droits de l’homme », estimait Guy Lengagne.
Les obscurantismes sont loin d’appartenir au seul domaine de la religion, même si leur déclinaison fondamentaliste les y entraîne inéluctablement.
Dans le cadre scolaire, endiguer cette évolution passe d’abord par la nécessité de bien distinguer les croyances des connaissances, la foi de la raison critique. Sous la pression d’un retour du religieux comme nous n’en avions pas connu depuis des décennies, règne en effet de plus en plus dans les esprits la confusion entre croyance et connaissance. Beaucoup d’enfants – et même d’adultes – ne distinguent pas les deux registres ou les tiennent pour équivalents. Les monothéismes et leurs relais aspirent même, et c’est d’ailleurs assez logique, à ce que la croyance se situe au-dessus de la connaissance, que la foi surplombe la raison critique et que, le cas échéant, la loi divine l’emporte sur la loi civile.
On a vu à quel point la mise en concurrence voire la confusion des registres entre connaissances et croyances pouvait générer de risques pour la société. Ce qui était établi depuis des lustres a commencé à être remis en cause de manière progressive, mais aujourd’hui plus frontale. Ainsi, dans divers contextes, la foi est très rapidement mise en avant par des croyants pour justifier tel ou tel comportement dérogatoire à la conduite collective, leur permettant ainsi de s’affranchir de règles de vie en commun.
Détestation de l’espère humaine
« Le sommeil de la raison engendre des monstres », affirmait Goya au crépuscule du siècle des Lumières. En effet, comment ne pas faire un parallèle avec le développement des phénomènes que sont le complotisme, la post-vérité, les peurs irrationnelles qui ont connu une progression foudroyante en quelques années ? Plus généralement, les invocations à un ordre naturel perdu qu’il conviendrait de retrouver loin de la science, dans une forme d’hostilité au progrès plus ou moins assumée, autrefois marginales, gagnent du terrain et les consciences. Elles entraînent bien souvent ce que le sociologue Gérald Bronner a identifié à travers l’anthropophobie, « si contraire à l’humanisme puisqu’elle consiste tout à la fois en une crainte et une détestation de l’espèce humaine et plus spécifiquement de ses actions (notamment technologiques). Elle a plusieurs sources. Tout d’abord historique : elle vient du fait des dégâts objectifs que l’activité technologique de l’homme a pu occasionner à l’environnement ou à la santé publique (bombe atomique, amiante, vache folle…) ou des problèmes éthiques qu’elle pose (clonage…). Elle vient encore d’une tradition philosophique militante et souvent crypto-religieuse qui fonde la pensée environnementaliste. Il n’y a pas besoin d’analyser beaucoup les discours d’un Pierre Rabhi, pour ne prendre qu’un exemple contemporain de ses représentants les plus médiatisés en France, pour voir affleurer la pensée religieuse »2.
Cette progression des phénomènes irrationnels connaît une propagation massive grâce aux réseaux sociaux. Et plus aucun argument rationnel ne résiste face à un interlocuteur qui assène avec assurance que, décidément, rien n’est vrai, même ce qui est démontrable scientifiquement. Et quand ces comportements sont relayés à de très hauts niveaux institutionnels, comme le président des États-Unis Donald Trump en fait régulièrement la démonstration, on mesure l’ampleur des efforts à déployer pour conjurer ces évolutions. Les obscurantismes sont loin d’appartenir au seul domaine de la religion, même si leur déclinaison fondamentaliste les y entraîne inéluctablement. L’hostilité au progrès, la défiance à l’égard de la raison scientifique et à la démonstration rationnelle, la concurrence permanente entre opinion et croyance d’une part et connaissance d’autre part nous font mesurer combien les acquis du siècle des Lumières, patiemment étayés, sont aujourd’hui très clairement menacés.
1 Assemblée nationale, résolution no 926 sur « La science et le progrès dans la République », séance du 21 février 2017.
2 Gérald Bronner, entretien à la revue du Grand Orient de France, Humanisme, no 306, janvier 2015, « L’humanisme contre la détestation de l’espèce humaine ».