Ils œuvrent plutôt du « côté obscur de la force ». Quelles idées se cachent derrière le masque tombant des anti-Lumières ? Le mouvement de ceux qui assument au grand jour un obscurantisme éhonté trouve ses racines dès le XVIe siècle. Et de nos jours, les Lumières luttent contre une puissante éclipse.
Ils s’inspirent tous des mêmes sources : le philosophe anti-Lumières Edmund Burke, le philosophe Johann Gottfried von Herder, l’historien Friedrich Meinecke et Oswald Spengler, sans oublier Roger Scruton et Alain de Benoist. Les anti-Lumières contemporains que sont Donald Trump, le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni UKIP et la N-VA rêvent d’un monde de nations et de régions souveraines et homogènes sur le plan ethnoculturel. Ils pensent tous que le monde actuel est dans une crise profonde mais aussi qu’une période dorée va surgir, à savoir une Renaissance, celle d’un Nouvel Ordre mondial qui ne repose pas sur les droits humains universels mais qui comprend des groupes humains organiques et homogènes sur le plan culturel. Ils utilisent au maximum l’économie numérique pour mettre sur le marché une idéologie spécifique où le renouvellement est principalement rhétorique.
Nouvelle droite anti-Lumières
Nous assistons à l’heure actuelle à une redéfinition de la droite qui s’inspire d’Alain de Benoist, fondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne. Les tenants de la nouvelle droite veulent, en réaction à Mai 68, une nouvelle narration du combat politique, culturel et idéologique mené depuis deux siècles contre les Lumières qui se traduit par « une nouvelle modernité qui ne repose pas sur les droits humains universels, une démocratie éclairée ou des idéaux comme la liberté et l’égalité »1.
L’inégalité serait l’ordre naturel : si les partis de droite ont accepté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le cadre dessiné par la Déclaration universelle des droits de l’homme avec les principes d’égalité (fût-elle seulement des chances) et de liberté comme fondement de la démocratie, ils sont de plus en plus traversés par un clivage entre ceux qui veulent rester dans ce cadre et ceux qui souhaitent en sortir. Pour eux, toute ingérence « de l’État pour réaliser l’égalité est une tyrannie et de l’utopisme »2.
Alain de Benoist et ses disciples ont souvent été présentés comme les tenants d’un « gramscisme de droite » : ils luttent pour les idées, non pour la conquête du pouvoir (avec succès)3. Les tenants de cette nouvelle droite rejettent le racisme biologique mais préconisent plutôt un racisme culturel, ou alors ils sont les partisans d’un nationalisme ethnoculturel : ainsi, pour la N-VA, il existe un peuple flamand qui a produit sa propre culture et qui doit rester dominant, sinon c’est le déclin ; les réfugiés sont bienvenus s’ils adhèrent et contribuent à cette culture. Si, à l’époque de Jean-Luc Dehaene, l’intégration se faisait par le travail, maintenant elle s’opère par la langue, les normes et les valeurs.
Et il est loisible de mesurer l’ampleur de leur avancée culturelle en poursuivant l’analyse comparative : la droitisation de ces trois dernières décennies a fait en sorte que les positions extrêmes se sont normalisées : « Aujourd’hui, la nouvelle droite a acquis l’hégémonie sur la démocratie, l’immigration, l’intégration et même les droits humains »4. Bon nombre des prémisses anti-Lumières font maintenant partie des idées dominantes. Elles sont perçues comme une attitude réaliste : l’idée propagée par la nouvelle droite selon laquelle l’immigration est une menace et doit être arrêtée est devenue hégémonique. Si les déclarations du Vlaams Blok, il y a vingt ans (« aanpassen of opkrassen », s’adapter ou dégager), suscitaient une levée de boucliers, aujourd’hui la présidente de l’Open Vld, Gwendolyn Rutten, peut dire dans l’indifférence la plus totale « doe normaal of ga weg » (comporte-toi correctement ou barre-toi). Il ne faut pas non plus voir la recrudescence d’actes racistes dans les rues, fruit de vingt années de cadrage politique, en ce sens.
Nouvelle droite 2.0
Une des raisons de cette hégémonie acquise est notamment liée au fait que cette constellation est un « phénomène idéologique polycentrique transnational fortement ancré dans la structure économique et numérique globale et néolibérale (FPÖ, AfD, Front national, British National Party, UKIP) »5. En effet, « la structure, la culture et l’idéologie de nouvelle droite sont le produit de la numérisation et de la mondialisation »6. Grâce à la présence sur Internet d’une pléiade de forums (4chan, 8chan), de forums de discussion néonazis (Stormfront, retiré d’Internet après le massacre de Charlottesville), de pages Facebook (Schild en vrienden, de Fiere Vlaamse Memes qui est anti-wallon, anti-gauche et anti-immigrés) et la culture du troll qui consiste à poster des avis et des commentaires sur Twitter et sur les forums Internet afin de déclencher des réactions émotionnelles, des communications prétendument satiriques deviennent vite virales et cette viralité vise à construire un peuple numérique. Cette constellation répond au nom d’Alt-Right, un « ensemble élaboré de plateformes, groupes d’actions, boîtes à idées, instituts, éditeurs et intellectuels actifs dans diverses niches idéologiques et thématiques »7 conçu pour pouvoir intégrer les réseaux sociaux.
Partout en Occident, des mèmes rances identiques sont légèrement adaptés et repris en masse sur la toile, citons par exemple Theo Francken en tenue d’empereur du Moyen âge, chargé de défendre nos valeurs. Ico Maly y voit par ailleurs un « écho spenglérien »8 : le pays est en déclin et la dégénérescence est le fait des cosmopolites et des migrants. Cet ordre numérique est un mouvement polycentrique qui dispose d’un répertoire d’actions collectives commun. Dans cette optique, la culture du troll est devenue un support de la lutte politique au XXIe siècle. Force est de constater que le « média numérique est au XXIe siècle ce que les salons étaient au XVIIIe ou les halles au XXIe siècle. Les individus se muent en militants dans les niches d’Internet et les militants deviennent des masses engagées politiquement et politisées »9.
Feu la démocratie ?
Il faut constater que « les anti-Lumières ont quitté les marges, le nationalisme culturel est devenu l’étalon ; en combinaison avec le néolibéralisme, le nationalisme a conduit à une normalisation des positions anti-égalitaires et à une attaque contre le principe de l’égalité et de l’État démocratique redistributeur. L’universalité des droits humains est également dans le collimateur… Le racisme culturel est devenu mainstream sous la forme d’une rhétorique xénophobe et contre l’immigration (au nom d’un prétendu réalisme)… et dans les débats sur l’intégration et l’immigration, l’identité est réduite à une identité ethnoculturelle ou nationale »10.
Certaines idées de la nouvelle droite sont actuellement portées par les élites politiques et économiques en Occident, pratiquement tous partis confondus. La démocratie se voit redéfinie, elle n’a plus rien à voir avec le concept historique et encore moins avec celle des Lumières : « L’essence de la démocratie devient son homogénéité et non l’aspiration à l’égalité ; sans l’homogénéité ethnoculturelle, la démocratie n’est pas viable. »11 De là, un De Wever qui affirme que la Belgique compte deux démocraties. La nouvelle droite crée ainsi « une anti-démocratie qui n’est pas nécessairement une dictature, c’est une démocratie dénuée de l’idéologie radicale des Lumières, elle est intégrée dans la modernité alternative et elle se nourrit de l’idéologie anti-Lumières »12. Ce constat rend oiseux le débat visant à savoir si ces partis sont de droite ou d’extrême droite. Mais il renforce par contre l’importance de la radicalisation de la démocratie et de sa réappropriation comme riposte.
1 Ico Maly, Nieuw Rechts, EPO, Berchem, 2018, p. 12.
2 Ibid., p. 94
3 Lire à ce sujet : « Le Gramsci de l’extrême droite », mis en ligne sur www.territoires-mémoire.
4 Ico Maly, op. cit., p. 169.
5 Ibid., p. 155.
6 « Nieuw rechts probeert het al lachend », mis en ligne le 19 janvier 2018, sur www.apache.be.
7 Ico Maly, op. cit., p. 131.
8 Faisant référence à Oswald Spengler, philosophe allemand, auteur du Déclin de l’Occident.
9 Ico Maly, op. cit., p. 221.
10 Ibid., pp. 241-242.
11 Ico Maly, p. 260
12 Ico Maly, p. 262