Régulièrement, les Lumières sont convoquées dans le débat public. Certains remettent en cause son héritage comme étant une catastrophe civilisationnelle. D’autres en font un dogme, un argument d’autorité. Or, les Lumières sont une idée à nuancer, une idée qui laisse place à l’ambiguïté.
Dans une interview accordée au Figaro en 2019, Marion Maréchal, interrogée sur sa « conscience politique », confiait vouloir « repenser la liberté », non comme les Lumières pour lesquelles « l’individu ne serait vraiment libre qu’en se coupant de ses racines », mais à « l’aune de ce qu’il est souhaitable de conserver : les valeurs de la famille, de la nation, de l’autonomie du travail, et le refus des valeurs marchandes et mercantiles comme modèles de société et de vie ».
Cette remise en cause des Lumières n’est pas nouvelle : cette opposition existe depuis la fin du XVIIIe siècle chez les conservateurs et les réactionnaires qui se sont toujours attachés à la défense de la tradition et de la religion. Rien d’étonnant à retrouver le même genre de propos chez le directeur des éditions du Cerf, Jean-Francois Colosimo. Dans son dernier livre, Aveuglements, il règle ses comptes avec la modernité et les Lumières : « Dans leur projet de libérer l’homme de Dieu et des religions historiques », dénonce-t-il, « elles nous auraient fait fermer les yeux sur les actes criminels de l’homme-dieu, devenu un nihiliste déconnecté de l’histoire et un créateur de nouvelles religions meurtrières. » Seule espérance, selon l’auteur : « retrouver le lien avec notre humanité historique, ancrée dans le temps et l’espace, en assumant la complexité du passé et notre héritage – notamment nos racines chrétiennes – pour mieux avancer ».
Un revers sombre
Comme le remarque Antoine Lilti, ce type de dénonciation des Lumières qui est hostile à l’émancipation individuelle au nom de l’ordre, de la nation, de la famille ou de la religion a retrouvé une nouvelle visibilité publique. « À l’heure où le national-populisme revient en force un peu partout en Europe, ce discours critique, déjà ancien, s’inscrit dans l’héritage de la pensée réactionnaire. »
Plus étonnant, en revanche, une partie non négligeable de la gauche est en rupture avec l’héritage des Lumières. Une gauche qui va de Michel Foucault et son déconstructionnisme, aux zadistes et aux décoloniaux, en passant par Jean-Claude Michéa. « Longtemps, l’héritage des Lumières a opposé un camp progressiste, qui s’en réclamait, et un camp conservateur, voire franchement réactionnaire, qui s’en méfiait. Depuis les années 1970, plusieurs courants de la pensée critique, qui se réclament de la gauche, dénoncent les compromissions de l’universalisme éclairé avec l’impérialisme occidental, signalent les périls de la science et les faux-semblants du progrès, ou rejettent, plus radicalement, les diverses figures du libéralisme, politique ou économique. Ils lancent ainsi un sérieux défi aux héritiers des Lumières », explique Antoine Lilti. « À l’inverse », ajoute-t-il, « certains, plus à droite sur l’échiquier politique ou intellectuel, brandissent volontiers les Lumières pour défendre le mode de vie européen, récuser toute critique des sciences et de la technique, ou disqualifier l’islam, soupçonné d’être incompatible avec la laïcité. »
Des héritiers divisés
Ces débats charrient malentendus et fantasmes sur la tournure à donner aux Lumières, notamment autour de l’universalisme. En la matière, le livre d’Antoine Lilti vise à desserrer l’affrontement « caricatural et mortifère » à ses yeux pour le débat public entre, d’un côté, un héritage universaliste des Lumières qui, parfois, s’autocaricature en devenant un argument conservateur, et de l’autre, une critique décoloniale qui voit dans les Lumières l’appareil idéologique du colonialisme, et le moyen de renforcer la supériorité morale et intellectuelle de l’Europe. Une telle remise en cause oublie toute l’ambivalence des Lumières qui, comme le rappelle Antoine Lilti, ne sont ni une doctrine philosophique ni même un programme réformateur, mais un mouvement intellectuel polyphonique et profondément réflexif, dont les tensions et les failles sont autant d’enjeux qui accompagnent l’entrée dans le monde moderne. « Nous ne sommes pas condamnés à renoncer à l’héritage des Lumières. Mais nous devons l’assumer comme un héritage local et pluriel. Non pas un credo rationaliste universel qu’il s’agirait de défendre contre ses ennemis, mais l’intuition inaugurale d’un rapport critique d’une société à elle-même. »
Un « nous » plus universel
Selon l’auteur, le dialogisme des Lumières, c’est ce qui permet d’élargir le « nous », de le rendre hospitalier ou, du moins, d’en desserrer l’évidence. « Les auteurs des Lumières qui étaient, pour l’essentiel, des hommes européens, ont cherché à y intégrer d’autres voix, d’autres discours, d’autres points de vue : ceux des femmes, des indigènes, des esclaves même, pour les plus audacieux. Tentative incomplète, parfois contestable et qui n’allait pas sans contradictions, mais dont l’existence rend cet héritage susceptible d’appropriations multiples. » C’est pourquoi, une fois de plus, nous nous tournons, selon Antoine Lilti, vers les auteurs des Lumières pour y chercher des éléments de réponse, la réassurance de nos convictions modernes ou, au contraire, la confirmation de nos doutes. Raison pour laquelle les Lumières ne se laissent pas réduire à un slogan. Elles ne sont pas l’idéologie de l’impérialisme européen ; elles ne sont pas davantage entachées par un silence complice et unanime avec l’esclavage, rappelle Antoine Lilti.
Que ce soit face aux critiques classiques des réactionnaires ou plus récentes de la gauche, rien n’est plus faux que de voir dans les Lumières un ensemble monolithique, « que ce soit pour vanter son anticolonialisme et ses vertus émancipatrices, ou au contraire pour dénoncer un enfermement ethnocentrique de la pensée, incapable de voir au-delà du narcissisme européen. » En réalité, les Lumières, sur ce point comme sur bien d’autres, furent une intense période de doutes, de débats, de remises en cause. D’où le grand nombre de textes polysémiques, fragmentaires, ironiques, susceptibles d’interprétations plurielles. « C’est de cette réflexivité qu’il faut retrouver la puissance d’interpellation », insiste Antoine Lilti. L’enjeu est de mettre en évidence la complexité de ce moment de la pensée, de restituer les controverses et les débats, d’insister sur les tensions et les ambivalences.
Un éclairage sur le monde
« Je suis convaincu que la pertinence actuelle des Lumières, leur potentiel critique contemporain résident précisément dans cette pluralité. L’erreur est de croire qu’il faut nécessairement les réduire à une formule intellectuelle simple qui servirait de guide. Cette conception est nécessairement vouée à l’échec, parce que les Lumières n’ont pas d’unité doctrinale : elles sont la scène plurielle des débats et des interrogations suscités par l’ébranlement des sociétés traditionnelles. Les Lumières ne servent pas à justifier la modernité mais à la problématiser. » Et l’auteur de poursuivre : « Nous savons aujourd’hui que la modernité libérale est ambivalente. Ses apports, indéniables, ont été accompagnés d’aspects moins positifs, qui n’avaient pas toujours été prévus, mais qui ont souvent été pressentis. La mondialisation des échanges n’a pas toujours apporté la paix par le commerce ; elle fut aussi à l’origine de la colonisation, de la destruction de sociétés et de cultures anciennes, de l’échange inégal entre Nord et Sud. La révolution industrielle et la société de consommation ont permis de satisfaire de très nombreux besoins matériels, d’améliorer massivement les conditions de vie, mais elles ont aussi provoqué de nouvelles inégalités et encouragé la marchandisation généralisée des relations humaines. La garantie des droits individuels, toujours plus nombreux, peut conduire à une fragmentation de la société. Enfin, si le développement des médias a favorisé l’instauration d’un espace public démocratique, il a aussi suscité des formes nouvelles de surveillance, de propagande et de captation de l’attention. » Or, sur tous ces points, conclut-il, les auteurs des Lumières n’ont pas défendu une position univoque. Il y a donc là un héritage turbulent qui fait d’elles une pensée toujours en mouvement.