La confiance en la raison, la science, l’humanisme et le « possibilisme » sont les traits distinctifs d’une attitude inspirée par les Lumières. Et aujourd’hui, elle constitue la meilleure base pour affronter durablement les incertitudes existentielles.
Il est tout de même très étrange de devoir constater qu’aujourd’hui les femmes et les hommes politiques des courants nationalistes et populistes s’érigent comme les grands défenseurs des valeurs des Lumières. Par le passé, les nationalistes et les populistes rejetaient invariablement ces valeurs, comme étant étrangères au peuple ou ébranlant le pouvoir des traditions et des institutions établies. Aujourd’hui, j’entends, singulièrement, Filip Dewinter, Geert Wilders, les partis autrichiens et italiens opposés aux migrants, se présenter, par moments, comme les plus grands défenseurs des Lumières.
Curieux et frappant. Bien qu’il y ait plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance, pour le dire d’une façon biblique, je me pose quand même les questions les plus sérieuses et formule les plus grandes réserves au sujet de cette soudaine volte-face.
Comme j’ai également des questions et des réserves à l’égard de certains opposants à ces nationalistes et ces populistes, qui se détournent sur-le-champ des Lumières, en réaction. Je vois, par exemple, des gens qui s’occupent sincèrement des défis de la diversité et du multiculturalisme, et qui réagissent maintenant en rejetant d’un seul coup les Lumières qu’ils ne considèrent comme rien de plus qu’un élément du colonialisme occidental, de l’impérialisme ou de la théorie de la supériorité des Blancs. C’est dommage et pénible car, à travers l’histoire, les partisans des Lumières étaient justement à la tête du combat contre l’esclavage, le colonialisme et le racisme. Je suis la première à admettre que nous devons toujours faire notre autocritique et oser analyser et remettre en question nos traditions, mais nous risquons d’aller trop loin, dans ce cas.
Entre ironie et inquiétude
Ainsi apparaît de plus en plus un contraste social, voire une confrontation, au sein duquel les valeurs des Lumières deviennent une arme symbolique dans un combat qui concerne de tout autres domaines. Un combat, en outre, au cours duquel les deux camps montrent une image des Lumières qui n’a plus guère de rapport avec elles. Un camp joue la carte stratégique des Lumières pour toucher surtout l’islam et les musulmans. L’autre camp se sert de ces mêmes Lumières pour dénoncer l’ethnocentrisme et la xénophobie dans le monde occidental. Les deux camps forcent à prendre position : pour ou contre les Lumières. Mais ces deux camps ont une vision des Lumières dans laquelle aucun philosophe des Lumières ou humaniste ne se reconnaîtrait ou ne se reconnaîtra. Une situation ironique, tragique et inquiétante.
Cette évolution me préoccupe et me pousse à éclaircir ce que les Lumières signifient exactement. Elles incitent à réfléchir à la façon dont nous pouvons sauver les Lumières de leurs faux amis et de leurs ennemis mal informés. Elle oblige aussi à réfléchir à la manière dont nous pouvons rallier au projet quelqu’un qui vient d’ailleurs et qui ne partage ni notre histoire ni notre tradition.
Selon moi, la meilleure réponse à la question « Que sont les Lumières ? » est toujours celle donnée par le philosophe Emmanuel Kant, en 1784, dans un court essai, qui avait justement pour titre cette question : Que sont les Lumières ? Je cite Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Osez penser) Ayez le courage de vous servir de votre propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »
User de son intelligence
À mon avis, les Lumières se distinguent par ce Sapere aude, le fait d’oser penser, d’oser se servir de son intelligence. Je pense que ce principe implique une attitude caractérisée par au moins quatre éléments.
Le premier élément est la capacité à se montrer critique à l’égard de ce que l’on accepte pour vrai ou affirme être vrai. Se montrer surtout critique à l’égard de ce que l’on accepte soi-même pour vrai ou que l’on affirme être vrai. Se laisser uniquement guider, lorsque l’on se forge une opinion, par des arguments valables et des données obtenues de façon acceptable ; il ne s’agit donc pas d’arguments qui reposent sur l’autorité liée au statut ou à la position, la foi, le dogme, la révélation ou le charisme.
Le deuxième élément est la faculté de prendre de la distance, pour considérer les choses comme si l’on était un spectateur impartial, pour observer le plus précisément, pour généraliser le plus soigneusement et pour juger le plus clairement possible. La volonté aussi de revoir ses jugements, lorsqu’ils ne résistent pas, après examen, à la confrontation avec les faits et les arguments.
Le troisième élément est la conviction que tout le monde est, en principe, doué de raison et, par conséquent, que nous pouvons nous comprendre mutuellement, en échangeant des idées et des arguments. La capacité également à se mettre à la place des autres, afin d’analyser la situation de leur point de vue. La faculté, de ce fait, de comprendre que les autres, comme nous, sont doués de sentiments. Et que, comme nous, ils éprouvent du plaisir et de la douleur, de la satisfaction et de l’anxiété.
Le quatrième élément est la confiance en l’idée que nous sommes capables, en utilisant notre intelligence, d’analyser des problèmes et de les résoudre, en changeant et en améliorant ainsi la société de même que le monde. À cet égard, le statisticien suédois Hans Rosling employait un terme bien choisi, le « possibilisme » : la conviction que la situation peut « s’améliorer », et non qu’elle « s’améliorera » forcément et automatiquement.
Le terme d’art de vivre, dans ce contexte, semble un peu frivole à première vue. Au cours de la dernière décennie, il a été en vogue dans le domaine de la philosophie. D’après le philosophe néerlandais Joep Dohmen, l’art de vivre est lié à la question de savoir comment on doit vivre. Selon lui, un retour à la philosophie en tant qu’art de vivre s’avère absolument nécessaire. Les problèmes essentiels avec lesquels les gens se débattent sont les mêmes depuis la nuit des temps : la souffrance, la mort, le sort et le destin, l’injustice, la guerre et la violence. Mais les philosphies et les idéologies traditionnelles qui constituaient un point de repère pour gérer ces problèmes ont perdu beaucoup de leur influence. Cette situation engendre de l’incertitude et de la fébrilité, ce qui explique pourquoi les gens sont prêts à suivre toutes sortes de prophètes qui promettent le salut dans les domaines politique et religieux.
Une tradition vivante et ouverte
Je pense que, dans une société qui se diversifie de plus en plus, nous devrons parler des Lumières autrement. Pas comme d’une philosophie qui est née à une époque déterminée, à un endroit spécifique et au sein d’une culture particulière. Pas comme d’un ensemble de valeurs séculaires, gravées dans la pierre, pas comme d’une forme d’héritage. Pas comme d’une philosophie réductible à une essence persistante, pas comme d’un chapitre terminé.
Nous devons considérer les Lumières comme une attitude, une activité, une manière de se conduire dans la vie. Nous devons présenter les Lumières comme une forme universelle d’art de vivre, dont nous trouvons des amorces et des éléments à diverses époques dans l’histoire et à divers endroits dans le monde. Comme un projet ouvert, auquel tout le monde peut participer et que nous façonnons ensemble. Comme un livre, que nous continuons à écrire ensemble.
Lorsque nous décrivons les Lumières comme l’apogée d’une histoire spécifique, dans une région spécifique et à une période spécifique, nous mettons immédiatement en évidence le fait que celui qui ne partage pas cette histoire, celui qui ne rejette pas les autres traditions, ne peut pas en faire partie. Dans ce cas, les Lumières deviennent exclusives, comme les populistes et les nationalistes préfèrent les voir, et elles constituent un moyen d’exclure les nouveaux venus, pour rappeler aux musulmans qu’ils ne sont pas chez eux, au fond.
Lorsque nous présentons les Lumières comme un art de vivre, notre approche est inclusive : quelqu’un qui vient d’ailleurs, quelqu’un dont les traditions sont différentes, peut adopter l’art de vivre des Lumières. Quelqu’un dont les traditions sont différentes est même invité, pour ainsi dire, à chercher les traits communs entre les réponses données par sa tradition ou son histoire et l’approche propre aux Lumières.
En d’autres mots : nous devons propager la philosophie des Lumières en tant que tradition vivante et ouverte, qui peut nous offrir, quel que soit notre milieu, la motivation, l’inspiration et un point de repère, quand nous sommes confrontés aux aléas de la vie. Cet exercice implique de considérer que les Lumières ne sont plus occidentales, comme elles l’étaient, mais qu’elles évoluent finalement vers l’universalité, en concertation avec les autres.