On passe à côté des sans-abri sans les voir, mais pour une cause particulière, on fait exploser les dons. Les valeurs humaines sont-elles à géométrie variable ? À y regarder de plus près, la déshumanisation est très localisée, centrée sur une classe qui peut se le permettre.
L’humanisme, la philosophie des Lumières, serait-il en danger ? Est-il chaque fois plus grignoté par la déshumanisation de nos sociétés ? On songe au manque de solidarité avec les migrants, mais aussi toujours plus envers les pauvres, les « déclassés ». Parallèlement, lorsque les médias organisent des actions comme Viva for Life, voire publient des articles comme l’appel au don pour la petite Pia souffrant d’une maladie rare, les dons récoltés sont très importants. La mobilisation citoyenne peut surprendre. Comment comprendre cette oscillation entre élan humaniste et la part de déshumanisation que l’on peut observer ?
Je voudrais alimenter cette question en posant trois hypothèses. La première porte sur un lien probablement causal entre ces deux contraires : les Lumières porteraient en elles les gènes de la destruction de l’humanisme. La raison conduit au savoir. Le savoir conduit au pouvoir. Le pouvoir conduit à la domination. Les Lumières déshumaniseraient lorsqu’elles sont porteuses de ce rapport de domination : dominer la nature parce que sauvage ; dominer la spiritualité parce qu’irrationnelle ; dominer l’autre parce que peu instruit… Mais dominer n’est pas une fatalité.
La seconde hypothèse est contextuelle : notre société de l’effondrement ne peut que générer le récit de la déshumanisation. La narration du « grand collapse » a besoin de s’appuyer sur des régressions. Il n’est discursivement pas possible de poser l’anthropocène dans un contexte de progrès et d’humanisation. Tout fout le camp parce que tout doit foutre le camp : les droits de l’homme doivent se dissoudre dans l’illibéralisme parce que, si nous étions dans un cycle de renforcement des droits, la fin du monde ne serait pas pensable. La vérité doit s’estomper dans les fake news ; la solidarité doit succomber face à l’égoïsme. Nous ne pourrions pas laisser filer le monde vers sa perte si tout n’était pas déjà perdu.
Des grenouilles résignées
Cela me conduit à ma troisième hypothèse : nous sommes une société de grenouilles plongées dans une casserole d’eau tiède mise sur le feu. Et nous barbotons dans l’aisance de l’eau devenant chaude, sûres que nous allons périr bouillies mais résignées. Nous allons mourir et nous discourons sur notre perte de valeurs : posture typique de la classe moyenne. A fortiori lorsque cette classe moyenne a atteint un niveau de revenu qui permet la marchandisation de masse de toutes les relations humaines. La classe moyenne peut aujourd’hui payer pour caser ses vieux. Elle peut payer pour avoir une meilleure école que l’école publique. Elle paie un bras pour s’amuser. Elle paie pour qu’on lui apporte à domicile des repas préparés au restaurant. Elle paie pour qu’on lise des histoires à ses enfants… Elle ne joue plus de musique, elle paie pour écouter des concerts. Dans la classe moyenne, les sphères domestiques et de réciprocité (pour reprendre deux des quatre principes d’intégration économique – à côté du marché et de la redistribution – de Karl Polanyi) sont massivement colonisées par la marchandisation. Et l’humanisme se dissout dans la relation marchande.
Conséquence de ceci, la classe moyenne accepte que pour marchandiser la relation, il faille abandonner 20 à 25 % de la population : ceux qui devront prester ces relations marchandes à bas prix et qui n’auront jamais les moyens d’accéder à l’aisance, et ceux qui ne pourront même pas prester, faute des qualités requises. Décider de faire société en abandonnant, voire en dominant 20 à 25 % de la population anéantit définitivement tout humanisme.
Pauvrophobie de classe
Conséquences en cascade, l’accès à la marchandisation de la relation suscite, au sein de la classe moyenne, la peur de perdre cet accès à l’aisance. Et cette peur engendre une certaine crispation qui se traduit par le rejet de celles et ceux qui pourraient les remplacer dans cette position dominante. L’autre, le faible, l’étranger, le différent… ne sont alors plus simplement sous le joug des dominants. Ils deviennent des ennemis. Les migrants font figure d’archétype de l’ennemi, mais cette figure cache très confortablement une méchanceté consubstantielle au sentiment de supériorité. Le mépris ne porte pas que sur les migrants. Il porte sur les SDF, les gilets jaunes, les blouses blanches, les cyclistes de Deliveroo et d’ÜberEats, et plus généralement sur tous les pauvres.
J’en reviens à ma première hypothèse : dominer n’est pas une fatalité. Je constate en effet une résistance immense à la marchandisation, chez celles et ceux qui pourraient se permettre d’acheter comme chez celles et ceux qui n’en ont pas les moyens. Je suis ému par ce monsieur qui se présente devant le cube de Viva for Life et remercie le Service d’aide à la jeunesse qui l’a sorti de la misère, avant de verser sa dîme pour que d’autres enfants bénéficient après lui d’un sauvetage. Je suis touché par ces parents qui se mobilisent parce qu’un enfant de la classe de leur fille a reçu un ordre de quitter le territoire. Je me sens proche des personnes qui prennent leur voiture pour conduire un ou deux migrants du parc Maximilien vers tel hébergeur du Brabant wallon ou du Hainaut. Je vois ces femmes préparer le repas de la fête du village. Je vois le fils du voisin tondre la pelouse de la vieille, peut-être pour quelques sous mais qu’importe puisque tout se jouera autour d’une tasse de café. Je sais que cette énumération suscitera certains haussements d’épaules, qui ne feront que corroborer ma thèse : lorsqu’on achète la relation, on méprise la relation.
À travers les exemples que je donne de ces innombrables gestes humains, on peut identifier les deux puissants antidotes au poison de la marchandisation : la proximité d’une part, l’émotion de l’autre. C’est au niveau local, dans la géographie des rues, des quartiers et des villages que se joue l’humanité. Elle est puissamment à l’œuvre. C’est l’émotion qui annihile l’indifférence, et nous ramène à la raison de la solidarité. Les Lumières doivent encore ajouter ces deux termes à la raison pour ne pas verser dans la domination et le mépris.