Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Croyants ou pas, tous égaux au boulot


International

Le 29 janvier dernier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’est opposée à l’inscription de la notion d’accommodement raisonnable dans une résolution portant sur la liberté religieuse sur le lieu de travail. Ce rejet est une bonne nouvelle pour la laïcité et la défense de l’universalité des droits humains.


Le but principal du Conseil de l’Europe, qui regroupe 47 États membres, est la promotion de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains. Son Assemblée parlementaire (APCE), contrairement au Parlement européen, est composée de parlementaires nationaux, délégués par leur parlement lors des sessions, quatre fois par an. L’APCE peut adopter des résolutions et des recommandations1 qui, si elles ne sont pas obligatoires, ont néanmoins une grande importance. Ces textes donnent un signal politique fort, car ils traduisent la volonté d’une Assemblée représentant les citoyens de l’ensemble du continent. Comme de nombreux autres forums européens et internationaux, l’APCE est l’objet d’une offensive de la droite religieuse.

C’est dans ce contexte qu’en 2019, un groupe de députés conservateurs ont déposé une proposition de résolution et de recommandation portant sur « La protection de la liberté de religion ou de croyance sur le lieu de travail ». L’élément le plus problématique de cette proposition, d’un point de vue laïque, était sa tentative d’introduire l’accommodement raisonnable dans le droit des États membres.

Pas de privilège pour les religions

Soulignons en premier lieu qu’il s’agissait là d’une tactique habituelle de ce qui est souvent désigné comme le « mouvement anti-droits » : faire avancer ses objectifs sous le vocable des droits de l’homme. Cependant, le but des promoteurs de ces textes était de parvenir à cet objectif en poussant les États membres à introduire des mécanismes juridiques garantissant aux personnes religieuses des accommodements, ou aménagements, dits « raisonnables ».

Selon ce concept, les revendications des employés basées sur un argument religieux doivent être en principe acceptées, à charge pour l’employeur de prendre les nécessaires mesures d’aménagement. Ce concept est contraire à l’esprit de la laïcité et risque de causer des violations des droits d’autres personnes.

EU flags outside the EP in Brussels

L’accommodement raisonnable favorise les plus radicaux au sein même d’une religion. L’opposition du Conseil de l’Europe à ce concept permet de sauvegarder les droits de tou.te.s !

L’accommodement raisonnable privilégie les revendications religieuses sur toutes les autres. Les employés faisant état d’une exigence fondée sur un précepte religieux doivent être satisfaits, ce qui conduit à la rupture de l’égalité entre les travailleurs. Les travailleurs croyants, et parmi eux les plus revendicatifs, sont privilégiés. Il revient à l’employeur – et aux autres employés – d’en supporter les conséquences en étant plus flexible.

En outre, l’accommodement raisonnable favorise les plus radicaux au sein même d’une religion, car la satisfaction de leurs revendications leur permet d’exercer une plus grande pression sur leurs coreligionnaires. Comme l’a noté Yolande Geadah, qui en a observé les dérives au Canada, « l’accommodement accordé à titre individuel a un effet d’entraînement. Il finit par établir une norme sociale s’appliquant au groupe religieux. »2 La lecture la plus fondamentaliste est encouragée, car l’accommodement raisonnable suppose qu’une revendication religieuse doit en principe être entièrement acceptée, sans que le croyant doive faire de compromis sur sa pratique.

Par ailleurs, les accommodements raisonnables sont susceptibles de mener à des discriminations sur le fondement de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre ou à des limitations à l’accès des femmes à la contraception ou à l’avortement. En effet, un employé pourrait faire valoir qu’un acte est contraire aux préceptes de sa religion, conduisant à des discriminations (par exemple : refus d’un employé de mairie d’enregistrer un mariage ou partenariat de personnes du même sexe…) ou à des limitations d’accès aux droits reproductifs (refus de vente de moyens contraceptifs par un pharmacien…).

Du Canada à l’Europe ?

Il importe ici de noter que l’accommodement raisonnable a été développé au Canada comme une manière de défendre les droits de minorités religieuses (musulmans, juifs, sikhs, notamment) ; en Europe, le concept est utilisé par les conservateurs chrétiens pour se défendre contre la sécularisation de la société et l’extension du domaine des droits fondamentaux.

Au Canada même, où il a force de loi, l’accommodement raisonnable est critiqué pour la place démesurée qu’il donne aux revendications fondées sur la religion, au détriment des valeurs communes de la société et des libertés des autres citoyens. Le Québec a récemment adopté une loi proclamant la laïcité de l’État, limitant fortement les accommodements raisonnables.

En Europe, l’accommodement raisonnable n’existe pas dans le droit, ni des États membres du Conseil ni de l’Union européenne. Il n’est pas non plus requis par la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la liberté de pensée, de conscience et de religion. Non seulement la Convention va bien au-delà de la « liberté religieuse », mais la Cour européenne des droits de l’homme laisse aux États une certaine marge de manœuvre quant à la manière de concilier cette liberté avec les droits des autres personnes et l’intérêt général.3

Un coup d’arrêt à la droite religieuse

Face à ces projets visant à renforcer les privilèges religieux en Europe, une coalition de parlementaires des groupes socialiste-vert et libéral a réagi. Leur action a été soutenue par un groupe d’ONG, comprenant la Fédération humaniste européenne dont le CAL est membre. Leur but était de rejeter les textes proposés, sinon de faire adopter des amendements remplaçant toute mention de l’accommodement raisonnable par une référence à l’obligation de non-discrimination, un simple rappel au droit de la Convention européenne des droits de l’homme. En fin de compte, la résolution a été adoptée, mais dans une version fortement amendée, sans aucune référence à l’accommodement raisonnable ; la recommandation a été rejetée par 70 voix contre 67, dans ce qui constitue un important précédent pour la défense de la laïcité au Conseil de l’Europe.


1 Une résolution est adressée aux États membres, tandis qu’une recommandation est envoyée au Comité des ministres pour suivi, et est donc un texte plus contraignant.
2 Cf. Yolande Geadah, Accommodements raisonnables. Droit à la différence et non-différence des droits, Montréal, VLB, 2007, 95 p.
3 Cf. notamment arrêts Eweida et autres c. Royaume-Uni et Ebrahimian c. France.