Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Dossier

Les Lumières, en prônant l’émancipation de l’individu par l’usage critique de la raison, ont catalysé l’organisation de la laïcité en Europe.


Après un rôle politique indéniable de l’Église durant tout le Moyen Âge, l’édit de tolérance en 1781 contribue à l’abolition des privilèges du clergé. Ce qui conduit, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à la mise en avant de la valeur intrinsèque de l’homme indépendamment du religieux. C’est sur cette valeur qui vise à garantir la liberté, l’égalité et la solidarité de tout un chacun, que la laïcité contemporaine se fonde. Son principe de base est celui de la séparation du politique et du religieux. Avec la laïcité, on rejette tant la théocratie que le césaropapisme. L’État n’est plus l’instrument d’un projet religieux et le pouvoir politique ne peut plus utiliser le religieux pour asseoir ses fins.

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Il s’agit d’une part de garantir l’intégrité de l’individu face aux pressions communautaires et, d’autre part, de rendre impartial l’espace public afin que les hommes puissent dialoguer entre eux, et construire ensemble leur avenir. On a alors la garantie d’une autodétermination de l’homme sur le plan individuel et collectif. À ce titre, la laïcité permettrait aux Lumières de se réaliser, si l’on considère avec de Condorcet que « ce qui, à chaque époque, marque le véritable terme des Lumières, n’est pas la raison particulière de tel homme de génie […], mais la raison commune des hommes éclairés. »1

Fille des Lumières ?

La laïcité organisée, en donnant un cadre juridique à la liberté de tout un chacun de décider de son sort et en luttant contre les vestiges des visions communautaristes qui continuent à grever le corpus législatif, a en tout cas contribué à asseoir l’idéal universaliste des Lumières. Elle a eu pour effet un certain nombre d’avancées en matière de droits, notamment en ce qui concerne l’avortement, l’euthanasie, la perception de la communauté des LGBTQI, etc.

Il reste qu’il s’en faut de beaucoup pour que ces avancées en matière de droit se traduisent dans les mœurs. D’aucuns jugent que, si une femme a par exemple le droit de se faire avorter, elle devrait ne pas le faire. Le principe d’autodétermination reste mal compris. Selon ce principe, on peut décider de ce qui est bon pour soi, mais on n’a pas le droit de décider pour un autre ce qui est bon ou mauvais pour lui. Une telle incompréhension se retrouve aussi parfois du côté de certains « laïques » qui considèrent que, si une femme veut porter le voile, elle ne peut être considérée comme émancipée.

Quand elle prend la place du sujet concerné au lieu de lutter contre ceux qui veulent prendre sa place, la laïcité perd sa confiance universaliste dans la faculté qu’a tout humain à être l’auteur de ses choix. Elle oublie que l’homme est, ainsi que le pensait Rousseau, un être « perfectible » capable d’achever de se faire en se distanciant de son état initial. Elle apparaît alors moins comme une « déontologie » visant à garantir le droit et les moyens pour tout un chacun de pouvoir s’autodéterminer que comme un corpus de dogmes positifs comparables à ceux des religions. Si l’on veut que la laïcité issue des Lumières n’apparaisse pas comme l’expression d’une communauté de laïcards, mais comme une valeur universaliste, il faut que l’idéal des Lumières continue à transparaître en elle.

La raison pour guide

Or les Lumières, à en croire Kant, c’est à la fois quelque chose comme un phénomène culturel et quelque chose comme une exigence éthique que l’on se donne à soi-même. Comme phénomène culturel, les Lumières ont essaimé dans nos institutions. Mais si l’on a une culture de la laïcité, on n’a pas nécessairement des hommes à la hauteur des droits acquis. Kant dit, pour son temps, qu’on vit à une époque des Lumières, mais qu’il s’en faut encore de beaucoup que l’on soit éclairé. Il souligne alors l’exigence qu’a chaque homme de faire advenir les Lumières en faisant un « usage public de sa raison »2.

Si la laïcité déblaie le terrain pour que la raison s’exerce, il faut que celle-ci le fasse et que les nouveaux foyers de l’irrationnel (le fanatisme, le sensationnalisme des fake news, le voyeurisme des réseaux sociaux) ou du déraisonnable (les thèses climatosceptiques, les théories du complot, etc.) soient battus en brèche par une humanité éclairée. Dans un cas, on fait des passions la norme exclusive de l’action, sans que la raison, fût-elle « l’esclave des passions » comme le pensait Hume, puisse les modérer. Dans l’autre, on abstrait des données que l’on relie indûment, en produisant l’apparence d’une vérité globale.

La vigilance qui s’impose aux laïques porte aujourd’hui sur un large éventail de dangers. On ne peut dès lors que se réjouir du fait que la laïcité organisée se soit ouverte à toutes ces questions de société, quitte à modérer sa position à l’endroit du religieux.

Mais si la raison peut produire ses propres illusions, la laïcité ne doit pas seulement défendre l’usage de la raison en lieu et place de la foi, elle doit aussi se montrer vigilante envers elle-même. Elle pourrait, dans son désir d’unifier l’expérience, être conduite à outrepasser les limites qu’elle se donne et poursuivre la volonté d’abolir l’emprise du religieux dans la sphère publique par celle de supprimer purement et simplement la religion.

Toutefois, si tel était le cas, ne risquerait-elle pas de conduire l’individu à devenir incapable de se déterminer ? Ne vaut-il mieux pas qu’elle oppose au déterminisme le « possibilisme » d’un milieu où le pluralisme des valeurs est la norme ? Plutôt que d’abolir les déterminations positives, il nous paraît plus raisonnable de les relativiser et de les mettre en tension. Car un individu vidé de toute substance positive, indéterminé, sera la proie facile de la première idéologie venue. Un État où la religion serait supprimée, où les individus n’auraient plus d’intériorité, comme ce fut le cas dans le totalitarisme soviétique, n’est pas un État laïque, un État séculier, car dans ce cas, l’État, loin de garantir le choix privé de ses convictions, s’impose comme une religion à part entière3.

La vigilance qui s’impose aux laïques porte aujourd’hui sur un large éventail de dangers. On ne peut dès lors que se réjouir du fait que la laïcité organisée se soit ouverte à toutes ces questions de société, quitte à modérer sa position à l’endroit du religieux. C’est en ayant le courage de réajuster son objet aux enjeux sociétaux que la laïcité continuera à servir les Lumières.


1 Nicolas de Condorcet, « Sur l’instruction publique » (1790), dans Œuvres, Paris, Didot, 1847, tome 7, p. 209.
2 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Paris, GF, 1991, pp. 43-51.
3 Voir Tzvetan Todorov, « Laïcité », dans L’Esprit des Lumières, Paris, LGF, 2006, pp. 57-74.