Espace de libertés | Novembre 2014

D’art scénique et d’acier


Arts

Alors que les questions de la dépollution des sites de feu la phase à chaud du bassin sidérurgique liégeois et du remboursement de plusieurs millions d’euros de taxes au groupe ArcelorMittal sont toujours en suspens, la pièce «L’homme qui valait 35 milliards» continue de s’élever avec un humour glaçant et un surréalisme bien de chez nous contre le fatalisme et l’austérité.


Celui qui valait 35 milliards, c’est lui: Lakshmi Mittal, le magnat de l’acier. Kidnappé par Richard Moors, «artiste plasticien en galère», il se retrouve bien malgré lui figure centrale d’œuvres d’art contemporain revisitées sous la forme d’une «performance réalité-fiction qui traversera les grandes œuvres du XXe siècle, interrogeant la valeur des choses et des hommes, et le pouvoir exorbitant qu’ont certains hommes sur une multitude d’autres depuis la nuit des temps». Richard brigue une place de professeur dans une école d’art mais lui manque l’œuvre remarquable qui fera sa renommée. Avec l’aide de ses deux compères à la descente de bières vertigineuse –Marion, journaliste au Vlan, et Patrick, vieux copain et ex-sidérurgiste désœuvré depuis son licenciement après 20 ans de bons et loyaux services chez Arcelor–, il se met en route pour une épopée politico-artistique aussi infernale qu’absurde.

Désastre socio-économique…

Avant la pièce, il y a d’abord le roman engendré par une certaine colère et un véritable amour pour la ville de Liège. L’homme qui valait 35 milliards (1) est né sous la plume de l’auteur liégeois Nicolas Ancion, très touché par le drame socio-économique (près de 1300 emplois perdus) provoqué par la fermeture des hauts fourneaux. «C’est une thématique qui me tracassait depuis longtemps déjà. En fait depuis l’annonce de la fermeture de la phase à chaud liégeoise en 2003», expliquait Nicolas Ancion au moment de la parution de son roman. «L’immobilisme du monde politique dans ce dossier est très frustrant. Et face à cela, ma seule arme, c’était d’écrire un roman.» (2)

Pour la petite histoire, Lakshmi Mittal, qui ne parle pas le français, s’est fait traduire le livre dès sa sortie de presse. Le jugement fut sans appel: les représentants syndicaux se sont entendu dire par la direction liégeoise d’ArcelorMittal que le roman nuisait gravement à l’image de la société. Le roman, vraiment?

Lauréat du prix Rossel des jeunes en 2009, L’homme qui valait 35 milliards a capté l’attention du Collectif Mensuel (3), liégeois lui aussi, qui en propose une relecture théâtrale percutante, instaurant un dialogue permanent entre jeu d’acteurs, musique punk-rock live et création vidéo, faisant ressortir la réalité de cette fiction avec justesse et brio.

…et phase à «show»

L’homme qui valait 35 milliards et les grandes questions qu’il soulève –conséquences du tout à l’économie, relativité de la valeur et rôle de l’art dans nos sociétés– n’en est pas à son coup d’essai: plus de 15.000 spectateurs à travers l’Europe, de Liège à Paris en (re)passant par Turin, Courtrai, Esch-sur-Alzette, Avion, Montpellier, Vénissieux, Verviers, Huy, Charleroi, Mouscron (où nous l’avons vue au très dynamique centre Marius Staquet en mai dernier) et Bruxelles ce mois-ci –ont déjà pu l’applaudir. En novembre 2013, la pièce a même été jouée à Tilleur, sous chapiteau, sur le site même de la filière de laminage à froid dans le cadre du projet «Rêve général [Titre Provisoire]» monté par Arsenic 2, théâtre populaire itinérant (4) et composé de trois pièces centrées sur l’histoire industrielle wallonne.

Depuis la parution du roman et le début de la tournée de la pièce, Lakshmi Mittal a perdu de sa valeur: il ne vaut aujourd’hui plus «que» 14,3 milliards de dollars (5). Le baron de l’acier devra encore se délester de 749,7 millions pour la dépollution totale de l’ensemble des sites de la phase à chaud à Ougrée, Seraing et Chertal afin de rendre le terrain propice à une nouvelle activité industrielle ou commerciale. En attendant, le groupe réclame près de 8 millions d’euros à la Ville de Seraing en raison de la fermeture et de l’inactivité de plusieurs usines d’ArcelorMittal.

Si le kidnapping de L’homme qui valait 35 milliards est fictif, le «hold-up» commis par ArcelorMittal est quant à lui bien réel.

 


(1) Nicolas Ancion, L’homme qui valait 35 milliards, Bruxelles, Luc Pire, 2009 et Paris, Pocket, 2011, 286 p.
(2) Pierre Morel, «Nicolas Ancion fait kidnapper le patron d’ArcelorMittal», sur http://culture.ulg.ac.be, octobre 2009.
(3) www.collectifmensuel.be.
(4) www.arsenic2.org.
(5) Source: www.forbes.com. Page consultée le 23 octobre 2014.