On fête de ces jours-ci le 25e anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Le 9 novembre 1989, au terme de manifestations pacifistes qui avaient pris place à Leipzig et Berlin, la ceinture de béton entourant Berlin-Ouest s’écroulait. La fin de la guerre froide était annoncée. Pas celle des frimas.
Vingt-cinq plus tard, le paysage géopolitique a fatalement changé. L’Allemagne s’est réunifiée. Elle s’est normalisée, devenant une grande parmi les grands États de l’Union européenne. Autrefois, elle devait «payer» pour faire partie du club. Aujourd’hui, elle défend ses intérêts comme la France ou le Royaume-Uni. La politique européenne en est devenue d’autant plus complexe. En réalité, les anciens repères du système international ont été à ce point bouleversés que ses nouvelles règles semblent souvent incompréhensibles.
Construire des ponts
Les années qui nous séparent de l’éclatement en 2008 de la crise économique et financière ont mis en évidence la normalité reconquise par l’Allemagne tout au long du purgatoire moral qui a suivi la Seconde Guerre. L’Allemagne est la troisième puissance économique mondiale. Après s’être «dépoussiérée» au début des années 2000, elle a conforté ses positions sans craindre de bousculer celles des autres. L’austérité imposée par Angela Merkel résulte en partie de la conjonction de cette vigueur retrouvée et d’un leadership décomplexé. Avec pour effet immédiat d’appauvrir les voisins de la République fédérale, tout en prenant le risque de s’appauvrir elle-même, l’essentiel des exportations qui font sa fierté ayant pour destination ces mêmes pays que Berlin met à la diète.
Mais l’Allemagne s’est aussi diversifiée. On écrit peu, par exemple, qu’elle compte parmi les principaux pays exportateurs d’armes, une industrie florissante qui cadre mal avec la prudence dont elle fait preuve dans les grands enjeux géostratégiques mondiaux. Dans un registre autrement diplomatique, la chancelière voyage de par le monde, pas pour soigner le protocole, mais pour tenter de construire des ponts qui favoriseront demain, encore et toujours, l’économie nationale. Car l’un des avantages de la mondialisation engendrée par la chute du Mur consiste pour Berlin à regagner sur les autres continents ce qui risque d’être perdu en Europe. Et c’est précisément là qu’elle peut jouer en sus un rôle de go-between diplomatique que d’autres ont parfois estimé superflu.
Démonstration. En 2009, lors des commémorations des 20 ans de la chute du Mur, un homme avait brillé par son absence: Barack Obama. Persuadé que le destin du monde se jouait désormais dans le Sud-Est asiatique, l’Américain n’avait pas daigné se déplacer pour sabrer le champagne autour de ce vestige du passé. Le démocrate n’avait manifestement pas l’envie de rendre hommage à la victoire du républicain Ronald Reagan, auteur de ce mot resté célèbre adressé à Mikhaïl Gorbatchev: «Tear down this wall!».
Mal lui en prit. Après une guerre éclair entre la Russie et la Géorgie, l’Ukraine s’est retrouvée dans la tourmente. La Crimée est tombée dans la main de Moscou comme une pomme mûre et des séparatistes prorusses transforment en ce moment même la partie est du pays en une terre de western. La mèche que l’on avait crue éteinte au début des années 90 avec la fin supposée de la rivalité Est-Ouest a été réactivée. Aujourd’hui, l’Ukraine est un enjeu stratégique énorme que ne peut plus ignorer Washington. Car malgré son squelette supranational, l’Europe est fragile. Elle reste ce patchwork fait d’États souvent mal assis, perclus de particularismes et de minorités, d’intérêts divergents.
La question ukrainienne a même rendu une vigueur guerrière à l’argument religieux.
Petits papiers
La question ukrainienne a même rendu une vigueur guerrière à l’argument religieux, argument que l’on put croire un temps révolu. C’était oublier le rôle que le concept de religion identitaire prit à l’entame de l’élargissement européen, lorsque les frères Kaczynski et les ultraconservateurs du parti Droit et Justice (PIS) prirent le pouvoir en Pologne (2005-2007).
Ces années-là ont largement contribué à brouiller la relation privilégiée qui aurait dû être bâtie entre Bruxelles et Moscou. Pologne en tête, les nouveaux États membres issus du bloc soviétique ont rendu souvent inopérantes les tentatives de rapprochement. Logiquement, puisqu’ayant souffert pendant près d’un demi-siècle du stalinisme, ils s’étaient rangés aux côtés de l’Occident en espérant prioritairement bénéficier du parapluie atlantique. L’intégration à l’Union européenne leur était secondaire, quoique nécessaire à la stabilité et au confort économiques. Résultat: en 2014, les Européens sont incapables de se faire entendre utilement à Moscou, faute d’avoir réussi à mettre en place une politique étrangère commune. Il faut être dans les petits papiers de Vladimir Poutine –comme l’a été Nicolas Sarkozy ou comme a pu l’être un temps Angela Merkel– pour espérer avoir une quelconque influence sur le cours des choses. Poutine, qu’ils ont en partie aidé à créer par leurs chamailleries et leur aveuglement.
Mais il y a du neuf. La nomination du Premier ministre polonais sortant Donald Tusk à la succession d’Herman Van Rompuy en tant que président du Conseil européen ou l’arrivée du Norvégien Jens Stoltenberg à la tête de l’OTAN peuvent être vues comme le signal d’une volonté de changement de cap. Donald Tusk a été en pointe sur le dossier ukrainien avec ses homologues baltes, sans pour autant –comme l’écrivait Le Monde– «basculer dans des positions antirusses primaires». Stoltenberg est un enfant du «pacifisme», aux a priori bien moins martiaux que son prédécesseur, le Danois Rasmussen.
Un mot encore pour souligner que la présence de Donald Tusk dans les murs bruxellois ne sera pas de trop. Le retour au pouvoir de ses rivaux conservateurs est annoncé en Pologne. Le survivant des deux frères Kaczynski, Jaroslaw, n’hésitera pas à mettre de l’huile sur le feu lors de la campagne électorale qui aura lieu en 2015 pour se présenter en rempart contre Moscou. Vingt-cinq ans après la chute du Mur, l’Europe est en paix physiquement. Mais la communion de ses âmes est loin d’être au rendez-vous.