Espace de libertés | Novembre 2014

Le genre, ce sont (surtout) des rapports sociaux


Dossier

Si le concept de genre implique la prise en compte des rôles différenciés que la société attribue aux femmes et aux hommes et les normes sociales communément admises, on ne peut se contenter de les observer, voire de les déconstruire, sans les relier à la situation socio-économique et aux rapports sociaux qu’ils entraînent.


Dans les années 30 déjà, l’anthropologue américaine Margaret Mead rappelait que les rôles attribués aux femmes et aux hommes pouvaient varier du tout au tout selon les sociétés étudiées (1). Mais pour elle, cette assignation de chaque sexe à des rôles précis n’impliquait pas en soi de domination de l’un sur l’autre. La poursuite des recherches de genre met aujourd’hui en évidence l’inégalité qui préside aux rapports entre le «masculin» et le «féminin». Je citerai ici en particulier l’anthropologue française Françoise Héritier (2), qui a développé le concept de «valence différentielle des sexes»: non seulement les caractéristiques attribuées par une société aux hommes et aux femmes sont différentes, mais de plus tout ce qui relève du masculin est connoté plus positivement que ce qui relève du féminin.

Qui porte la culotte?

On constate cette hiérarchie dans les représentations que l’on se fait des deux sexes: les femmes seraient «naturellement» fragiles (le sexe faible), peu fiables («souvent femme varie»), peu capables d’abstraction (mauvaises en maths), très attachées aux jeunes enfants et aptes aux soins qu’ils nécessitent (le fameux instinct maternel prétendu inné chez les femmes, construction sociale à laquelle il faut tordre le coup (3)), moins motivées par l’argent que par l’altruisme, attendant d’un homme qu’il les entretienne, peu combatives et donc peu attirées par le pouvoir, etc.

Mais tous ces aspects ne sont pas que des anecdotes amusantes (ou agaçantes, c’est comme on le sent). Ils forment un système cohérent qui se répercute, ô combien, jusque dans les porte-monnaie. Ces répercussions coulent de source: le supposé instinct maternel «explique» que les femmes s’occupent beaucoup plus des enfants que les hommes, leur prétendue faiblesse en maths qu’elles ne briguent pas les diplômes et les emplois les plus rémunérateurs, leur dépendance financière, considérée comme normale, qu’elles acceptent des emplois à temps partiel et que leurs pensions soient très basses, leur assignation à l’altruisme qu’elles travaillent dans les soins aux malades et aux personnes âgées pour des salaires très faibles, etc.

Et de la même façon, les hommes étant reconnus comme doués pour les maths et la technique, comme sachant tenir leurs sentiments à distance, comme endurants et solides, comme responsables des rentrées financières de la famille mais non de son fonctionnement quotidien, comme prêts à toutes les compétitions, ils semblent prédestinés à des emplois techniques, des postes de pouvoir, des fonctions rémunératrices et, bien sûr, à n’avoir aucun souci logistique quant à l’organisation de leur vie quotidienne et de celle de leurs enfants.

La discrimination économique touchant les femmes est victime d’une (presque) absolue tolérance sociale.

Ancrée au plus profond de notre culture et de notre éducation, la discrimination économique touchant les femmes est victime d’une (presque) absolue tolérance sociale, et d’une grande invisibilité, bien que quelques informations sur l’écart salarial commencent à percer un peu partout.

Sans dérouler tous les chiffres disponibles, en voici quelques-uns, pour rappel:

  • Toutes situations confondues, le revenu des femmes est inférieur à celui des hommes de 21% sur base annuelle. Quant au salaire horaire brut, il est lui-même supérieur de 10% chez les hommes (4).
  • La pension légale moyenne des femmes est de 1037 €, celle des hommes de 1 444 €, ce qui fait un écart de 23%. En ce qui concerne le «deuxième pilier» (pensions complémentaires), 45% des hommes en bénéficient, contre seulement 18% des femmes (5).
  • 66% des bénéficiaires de la GRAPA (6) sont des femmes (7).
  • 44% des femmes salariées travaillent à temps partiel, contre 9,3% des hommes (8).
  • Les femmes représentent 74% des salarié-e-s ayant pris un congé parental en 2012 (9).
  • Les demandes effectuées auprès du SECAL pour récupérer des créances impayées sont le fait de femmes à 94% (10). On sait que ces défauts de paiement sont une des causes objectives de la précarité de nombreuses familles dites monoparentales.

Il y a derrière tous ces constats une grande cohérence sociale, culturelle et économique, dont nous sommes tous et toutes à la fois les produits, les producteurs et les reproducteurs.

Mainstreaming de genre

Une des pistes les plus intéressantes pour sortir de cette logique infernale est sans conteste celle du «mainstreaming de genre».

Une des pistes les plus intéressantes pour sortir de cette logique infernale est sans conteste celle du «mainstreaming de genre», c’est-à-dire d’une approche intégrée de l’égalité. Sous cet anglicisme assez rébarbatif se cache en réalité une démarche très concrète, une démarche par laquelle l’impact de toute mesure est analysé et évalué séparément sur la situation des femmes et celle des hommes. Relèveraient de cette stratégie, par exemple, des simulations chiffrées sur l’évolution des revenus des femmes et des hommes suite à une réforme des pensions ou des congés parentaux. Qui va y perdre? Qui va y gagner? Quel impact sur la vie quotidienne des femmes et des hommes, compte tenu des rôles sociaux différents qu’elles/ils assument?

Depuis le 12 janvier 2007, la Belgique (niveau fédéral) s’est dotée d’une loi en bonne et due forme, loi supposée «garantir l’intégration structurelle de la dimension de genre dans les politiques du Gouvernement». Il faut bien reconnaître que, huit ans plus tard et malgré quelques timides avancées lors de la dernière législature, on n’a pas constaté beaucoup de changement (11). Certaines mesures adoptées par le gouvernement sortant vont carrément dans le sens inverse, comme la diminution de la prise en compte des périodes de crédit-temps dans le calcul de la pension ou encore le nouveau système de dégressivité des allocations de chômage, qui auront un impact financier plus important pour les femmes que pour les hommes (12).

Et sinon, quoi de neuf?

D’après ce que l’on sait des accords gouvernementaux engrangés à l’heure où nous écrivons ces lignes, la nouvelle coalition qui devrait bientôt s’installer au gouvernement fédéral n’a manifestement pas, elle non plus, tenu compte de l’obligation instaurée par la loi de 2007. Dans le seul secteur des pensions, les réformes prévues toucheront plus les femmes que les hommes: allongement des conditions de carrière, alors qu’on sait que les carrières des femmes sont beaucoup plus hachées que celles des hommes, limitation des périodes assimilées (crédit temps, chômage, etc.) pouvant entrer dans le calcul de la pension et qui concernent surtout les femmes, etc.

Loin de s’améliorer, les injustices sociales liées au genre sont donc en train de se creuser…

 


(1) Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, introduction au livre I, trad. française, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 1969.
(2) Voir par exemple Françoise Héritier, Masculin/féminin, t. I et II.
(3) Voir par exemple les articles du Professeur Armand Lequeux (UCL) : « L’amour des mamans : lapine ou goéland ? », La Libre Belgique, 21 novembre 2003 et « L’amour des mamans, fatal ou en option ? », dans La Libre Belgique, 7 décembre 2003. On citera aussi le célèbre ouvrage d’Élisabeth Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVII–XXe siècle), Paris, Flammarion, 1980.
(4) Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Femmes et hommes en Belgique. Statistiques et indicateurs de genre, 2012.
(5Idem.
(6) Garantie de revenus aux personnes âgées, attribuée en tout ou en partie aux personnes de 65 ans et plus dont les revenus sont trop faibles pour assurer leur subsistance. Montant maximum: 1 011,70 euros pour un-e isolé-e, 674,46 euros pour un-e cohabitant-e. La GRAPA relève de l’aide sociale et est donc soumise à enquête sur les ressources.
(7) ONP, Statistiques annuelles, 2013.
(8) En 2010. Source: DGSIE, Enquête sur les forces de travail.
(9) ONEm, Congé parental, évolution de la répartition homme/femme de 2002 à 2012.
(10) Fondation Roi Baudouin, Le Service des créances alimentaires (SECAL), un outil de lutte contre la pauvreté des femmes?, 2011.
(11) Voir notre analyse, Trente mois de mainstreaming de genre au gouvernement fédéral, FPS, 2014, ainsi que le rapport d’évaluation réalisé par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, sur http://igvm-iefh.belgium.be.
(12) Pour plus de détails, voir le dossier « Égalité femmes-hommes » réalisé par la FGTB, sur www.fgtb.be, ainsi que Pauvreté et genre, lettre ouverte au futur gouvernement, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes et Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion, août 2014.