Vous pensez ne pas savoir ce qu’est le masculinisme? Détrompez-vous! Cette idéologie réactionnaire est partout, se diffuse sous couvert de libre expression et s’appuie sur une critique qui se veut légitime du rôle des femmes en général et des féministes en particulier. Il s’agit avant tout d’un mouvement qui falsifie les données pour parvenir à ses fins: discréditer les femmes et rendre au «mâle-blanc-hétéro» sa puissance soi-disant perdue.
Portefeuille ou larme à l’œil?
Les premiers groupes de «défense des droits des hommes» ont vu le jour en Amérique du Nord lorsque, dans le cadre des procédures en divorce, les femmes ont commencé à percevoir des pensions alimentaires. L’opinion publique ne suit pas, peu sensible aux récriminations de ces lésés du portefeuille. Les stratèges masculinistes sortent alors un argument bien plus porteur: la question de la garde des enfants. Bien involontairement, c’est d’abord le cinéma (1) qui donne crédit à leurs doléances. De Kramer contre Kramer (1979) à Mrs Doubtfire (1993), la situation des pères privés de leurs enfants s’impose légitimement comme une nouvelle réalité sociale. Mais dans la mouvance radicale qui nous occupe, cette souffrance paternelle va de pair avec des attaques virulentes contre les mères «possessives et exclusives» et contre les femmes «trop libres, trop autonomes et qui n’ont plus besoin des hommes».
Sur le plan théorique, 1989 marque un tournant avec la publication de l’ouvrage de Guy Corneau, Père manquant, fils manqué, best-seller des deux côtés de l’Atlantique. La même année, l’horrible tuerie de l’école polytechnique sert de catalyseur: le 6 décembre 1989, un homme de 25 ans tue quatorze étudiantes de cet établissement de Montréal et blesse quatorze autres personnes dont dix filles avant de se suicider au motif: «Vous êtes des femmes, vous allez devenir des ingénieures. Vous n’êtes toutes qu’un tas de féministes, je hais les féministes.»
Paradoxalement, ces crimes odieux vont servir la cause des masculinistes: ils seraient la preuve manifeste de la souffrance intolérable d’une gent masculine privée de tout avenir, de tout espoir… à cause des femmes.
SOS pères en détresse
Les pouvoirs publics –que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe– ont entendu la juste revendication des pères qui souhaitaient pouvoir élever leurs enfants en garde partagée. Cette évolution des pratiques et des législations menaçant de priver les antiféministes de leur argument principal, ils optent pour une nouvelle stratégie: la tactique de l’intox. Et ça marche! En France, au Québec et en Belgique particulièrement, des groupes masculinistes clament que des milliers d’enfants sont privés de leur père. Comprenez: la mère les empêche de voir leur père. Ce qui est totalement faux: outre que dans la toute grande majorité des cas, les séparations se règlent à l’amiable, 15% à 20% des pères seulement réclament la garde principale des enfants (2).
Il n’empêche. Afin de porter haut et fort leurs discours, les «hommes en détresse» se refilent les bons tuyaux, de Montréal à Nantes ou Grenoble en passant par Londres: monter sur des bâtiments ou des grues est l’un de leurs modes d’action favoris, qui fait le buzz aux journaux télévisés. Conséquences: en France, en février 2013, les représentants des «droits des pères» sont reçus par l’ancienne garde des Sceaux après les acrobaties médiatisées d’un certain Serge Charnay. Cela n’a pas suffi à cet homme, déchu depuis de son autorité parentale pour rapt d’enfants, et selon lequel «les femmes qui nous gouvernent se foutent toujours de la gueule des papas».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit: quelles que soient les réponses apportées par nos sociétés à ceux qui s’estiment contrariés dans leur paternité, elles ne seront jamais satisfaisantes. C’est précisément cette vision progressiste et évolutive de la société qui les dérange. Derrière leurs récriminations affectives se répand, en filigrane, une vision ultraréactionnaire de la société basée sur le retour à l’autorité paternelle, la reconnaissance de la suprématie masculine et la nécessité pour l’équilibre social du renvoi des femmes dans les foyers.
Elles nous prennent tout, même notre travail!
La Belgique n’est pas en reste. Outre les tribunes offertes à des masculinistes (peu) distingués dans des émissions ou lors de colloques, la revue belge de l’ASBL Relais Hommes apporte sans vergogne sa contribution à l’intox et s’indigne par exemple –s’appuyant sur «des chiffres officiels qui parlent d’eux-mêmes»– de la «perte de l’identité masculine dans l’enseignement» (3).
C’est dans ce genre de cas de mauvaise foi évidente que les indicateurs de genre s’avèrent des outils irremplaçables. Car si les effectifs féminins dans le monde enseignant sont en progression, c’est surtout parce que les fonctions d’enseignants sont peu valorisées, que ce soit socialement ou financièrement. L’article omet bien entendu de souligner que la proportion d’hommes croît parallèlement au niveau d’enseignement. Et qu’à cette surreprésentation par exemple des professeurs masculins dans les niveaux supérieurs et les universités s’ajoute le constat d’un nombre plus élevé d’hommes dans les fonctions de promotion et de direction (4). CQFD!
Cela n’empêche qu’en trois décennies la thèse d’une masculinité en péril a fait des émules et que l’objectif de ces associations machistes est en passe d’être atteint: une modification de la perception de notre société dans laquelle la tendance égalitaire se serait inversée depuis la «libération des femmes». Selon ce credo, les femmes ont pris le pouvoir et les hommes sont soumis à leurs diktats. Cela se traduit par un triptyque théorique:
- Les droits des pères sont bafoués.
- Les hommes subissent également des violences de la part de leur conjointe.
- Les femmes ont pris le pouvoir sur les hommes à tous les niveaux.
Les trois enjeux principaux dans ces discours antiféministes sont donc l’emploi, le couple et la parentalité. Le discours masculiniste ne s’en tient pas là: il tente aussi de convaincre les femmes qu’elles devraient se libérer des effets pervers du féminisme pour retrouver ce qui est «naturellement bon» pour elles, les hommes et leurs enfants. Une lecture similaire à celle des partisans de la «Manif pour tous», dont on voit aujourd’hui les liens évidents avec l’extrême droite et toutes ses composantes.
Le lien entre masculinisme et extrême-droite est de moins en moins soluble dans notre aveuglement, mais il faut remarquer que ce genre de sortie n’émeut la presse et l’opinion publique que parce qu’elle se réfère à la période de l’Occupation. Les références vichystes qui sous-tendent toute l’idéologie familialiste et patriarcale des masculinistes ne provoquent pas la même indignation. Et pourtant, défense des privilèges masculins, combat contre l’égalité, justification des inégalités par des arguments naturalistes et biologiques font planer de réelles menaces sur nos valeurs, et plus directement sur les femmes et sur les enfants que ces mâles déçus entendent soumettre à leur joug.
Influencer les politiques publiques?
Affirmant la primauté du père sur la mère et de l’homme sur la femme, les pourfendeurs de l’égalité et de l’analyse de genre vont encore plus loin: pour nier les violences conjugales envers les femmes, ils contestent les chiffres officiels et réclament la prise en compte des violences commises par des femmes envers leur conjoint. Un partout, balle au centre? Certainement pas! Il y a bien entendu des hommes victimes de violences domestiques, mais sans aucune mesure commune avec les violences faites aux femmes; ce qui ne dédouane pas la société de s’occuper du problème. Tout dépend comment. Au Québec, où les masculinistes ont pignon sur rue, d’importants moyens ont été détournés de l’aide aux femmes pour créer des lieux accueils pour «hommes abattus»… qui restent vides (5). Rappelons que les femmes sont trois fois plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir subi des violences (respectivement 18,4‰ et 6,4‰). Dans son dernier rapport annuel, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales indiquait que, parmi les 174 personnes qui sont mortes en 2010 sous les coups de leur conjoint, 146 étaient des femmes et 28 étaient des hommes.
Plutôt que d’opposer les unes aux autres, notre société devrait favoriser l’égalité dès la petite enfance, en favorisant la présence des hommes là où ils ne vont pas, et celle de femmes là où on n’en veut pas; par l’information sur la vie sexuelle et affective et en défendant les politiques qui luttent contre la discrimination grâce aux indicateurs de genre. La démocratie, c’est un projet égalitaire dont l’objectif est réduire les injustices, qu’elles soient volontaires ou non. Et non, comme les masculinistes et leurs cousins extrémistes de droite le souhaitent, un retour à la violence et à l’autoritarisme dans une société qui justifie le principe de domination.
(1) Voir aussi Liam, «Le masculinisme de Taken et Taken2», mis en ligne le 22 février 2013, sur www.lecinemaestpolitique.fr.
(2) Voir Martin Wagener, «Trajectoires de monoparentalité à Bruxelles: Les femmes face aux épreuves de la parentalité», thèse présentée en vue de l’obtention du titre de docteur en sciences politiques et sociales (option sociologie), UCL, 2013.
(3) Le Calumet, n°3, 2006, p. 8.
(4) «C’est dans les fonctions d’inspection et de direction ou sous-direction que la représentation féminine est la moins importante», dans Les indicateurs de l’enseignement 2013 en FWB, p. 75.
(5) Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Montréal, éditions du remue-ménage, 2008 cité par Nicole Van Enis dans Masculinisme, anti-féminisme. Banalisation d’une pensée réactionnaire, Liège, Barricades, 2013.