Espace de libertés | Novembre 2014

Genre, vous avez dit genre? Tiens comme c’est genré…


Dossier

Les «manifestants pour tous» sont de retour en ce début d’automne. Les déclarations intempestives tout comme les manifestations nationales tombent comme des feuilles. Galvanisés notamment par les divers succès électoraux du parti de Marine Le Pen, les manifestants espèrent encore revenir sur la loi Taubira mais depuis quelques mois ont également trouvé un nouveau cheval de bataille: la fameuse «théorie du genre».


Une large campagne médiatique savamment orchestrée jette pêle-mêle des slogans faciles et quelquefois étonnants: «On veut du sexe et pas du genre», le genre ou «l’art d’une guerre sourde contre les garçons, les pères et les hommes», «tu ne seras pas une fille, mon fils». Parallèlement à ce florilège d’affiches rose et bleue et de phrases bateaux, des conférences sont organisées un peu partout en France qui depuis peu, débordent des frontières de l’Hexagone; en Italie, en Espagne, en Belgique, etc.

Le genre est un instrument d’analyse qui nous permet de sortir de la description et de questionner les différences qui traversent les sociétés.

Vigilance gender

Cette «théorie» du genre est présentée comme «une idéologie pour une autre civilisation» et «pernicieuse» pour la famille et donc pour les enfants. C’est pourquoi des comités de vigilance gender ont vu le jour dans des établissements secondaires. Ils contrôlent les programmes, les enseignements et les enseignants, manifestent lorsqu’un film comme le superbe Tomboy est projeté aux étudiants, affirment que les programmes scolaires préconisent l’introduction de cours de masturbation dans les écoles gardiennes et des séances de démonstration de sex-toys dans les classes du primaire. Tout cela peut faire sourire évidemment mais l’ampleur du mouvement et ses relatifs succès (notons que quelques centaines de parents ont retiré leurs enfants de la maternelle de peur qu’ils y apprennent à se masturber) doivent nous interpeller. Les attaques du mot «genre» dans Wikipédia, la pression exercée sur les enseignants, la remise en cause systématique des études de genre au sein des universités dénotent bien d’un climat malsain et ultraconservateur. Pour le moins le genre fait donc peur, il catalyse toutes les peurs car selon ses détracteurs il porterait en lui les germes de la destruction du socle sacré de nos sociétés: la famille.

C’est ainsi que la newsletter de l’Association pour la formation chrétienne de la personne propose sa vision apocalyptique du genre: «Bientôt, l’homosexualité deviendra une vertu; la pédophilie, une maïeutique; la procréation médicalement assistée, un acte de compassion; l’avortement, une norme d’hygiène publique; les couples hétérosexuels perdront leur propre identité, la famille sera un souvenir archaïque.» Les acquis du féminisme, les combats éthiques menés par la laïcité et le genre sont allégrement mélangés dans un vaste réservoir de tous les fantasmes des ultra-conservateurs. Même si les réactions ne sont pas aussi fortes, la Belgique n’est pas à l’abri de cette logorrhée. Fin novembre 2013, dans une carte blanche parue dans La Libre Belgique intitulée «Quel “genre” de monde se prépare pour nos enfants?», des auteurs (1) s’en prennent au genre qui «fait table rase d’une nature qui nous contraint, qui nous rappelle constamment que nous sommes nés un jour avec une identité propre, unique et sexuée». Les plannings familiaux sont également visés, sorte de collaborateurs de cette nouvelle idéologie: «Des militants du gender donneraient des cours d’éducation sexuelle». Ils banaliseraient ainsi «le choix d’un comportement sexuel comme s’il était indifférent, et encouragent les jeunes à tenter des expériences transgressives».

Étude n’est pas théorie

Si ce mouvement antigenre peut donner l’impression d’une belle et grande spontanéité, s’il est porté également par toute une frange d’une jeunesse conservatrice qui descend en rue, en chantant, munie de banderoles colorées, il ne faut toutefois pas sous-estimer l’influence de penseurs «antigenre» dont les idées sont ici exprimées. Ainsi Tony Anatrella, un de ces penseurs de cette fameuse «théorie» du genre et qui dénonce «cette idéologie du genre totalitaire, plus oppressive et pernicieuse que l’idéologie marxiste»… Rien que ça, ce prêtre et psychanalyste français, sorte de consultant du Conseil pontifical de la famille, s’attaque au genre depuis plus d’une dizaine d’années et a déjà rédigé deux ouvrages sur le sujet1. Homme de l’ombre du Vatican, il dénonce les dangers de la laïcité, de l’homosexualité, du féminisme et du genre. Il élabore la pensée et la réaction du Vatican et sera d’ailleurs ce mois-ci l’un des experts du synode sur la famille qui s’annonce donc très intéressant.

Évidemment, le «genre» n’a rien d’une théorie. Les études de genre qui interrogent les places et les rôles respectifs des hommes et des femmes dans la société se sont imposées dans le paysage universitaire depuis une quarantaine d’années dans les pays anglo-saxons et une vingtaine d’années en France ou en Belgique. Issu essentiellement de la médecine et surtout de la sociologie et venu des États-Unis, le gender a eu du mal à trouver sa traduction française. Longtemps appelé «rapports sociaux de sexe», le mot «genre» s’est peu à peu imposé dans le vocabulaire scientifique. Le genre est avant tout un concept, un «outil qui aide à penser» selon la jolie formule du sociologue Éric Fassin. Il traverse aujourd’hui toutes les disciplines scientifiques et les a renouvelées, s’imposant d’abord en sociologie puis ensuite dans d’autres matières. Ces études ont permis de rendre visibles des réalités négligées et de saisir l’importance de la construction sociale et culturelle dans les identités sexuées. Comme le soulignait Simone de Beauvoir, «on ne naît pas femme, on le devient». Le genre permet de mieux appréhender ce devenir, cette construction. Comment ces identités se construisent, pourquoi les femmes, par exemple, font plus la vaisselle que les hommes, pourquoi les hommes ne pleurent-ils pas? Les réponses à ces questions très basiques, convenons-en, ne se trouvent pas dans le biologique, dans les gênes… mais une dans une histoire culturelle des identités. Pour être encore plus clair: les ovaires n’expliquent pas qu’aujourd’hui en Belgique, les femmes sont plus de 85% à occuper des temps partiels tout comme ils ne suffisent pas à expliquer que les femmes de ménage sont surtout… des femmes. Les places qui nous sont assignées le sont par la société, par une construction sociale et historique et non pas par le biologique ou par un ordre prétendument naturel.

C’est pourquoi les manifestants pour tous réclament du sexe et non du genre et les opposent irrémédiablement. Le sexe ramène à la seule nature qui expliquerait toutes nos différences sociales et sexuées, ordonnerait le monde et donnerait à chaque sexe un rôle bien défini dont il ne faut absolument pas se départir. Le genre ne remet évidemment pas en cause le biologique ni le sexe comme qualité biologique, que les récentes découvertes scientifiques font par ailleurs évoluer.

Bousculer la norme

Le genre est donc bien un instrument d’analyse qui nous permet de sortir de la description et de questionner les différences qui traversent les sociétés. Si le genre, dans un premier temps, s’est surtout penché sur la place des femmes dans la société, il a permis de rendre les hommes visibles en tant qu’êtres sexués, dont la virilité n’est pas plus «naturelle» que la féminité. Masculinité, virilité, paternité sont aujourd’hui interrogées notamment par les historiens, sociologues ou anthropologues. Le genre questionne le monde, il problématise, il permet de mieux comprendre nos sociétés, les stéréotypes, les places de chacun et de chacune, il bouscule les normes, il nous interroge, il nous aide donc à penser et c’est sans doute pour cela qu’il dérange tant. Il n’est donc guère étonnant que d’aucuns essaient de manière lancinante d’en faire une théorie. Rien n’est anodin. Si théorie il y a, il peut y avoir confrontation. Théoriser pour mieux dévaloriser. Ce processus a déjà été utilisé par les milieux ultra-conservateurs américains avec l’autre fameuse «théorie» de l’évolution. Ici, théoriser le genre est donc une manière de jeter le doute sur les connaissances et de l’idéologiser. Soit de nier ce qui en fait un outil de connaissance scientifique et de progrès.

 


(1Gender, la controverse, 2011 et Mariage en tous genres. Chronique d’une régression culturelle annoncée, 2014.