Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Dossier

Comment, à mon âge, ne m’interrogerais-je pas sur la manière d’assumer la dernière étape de l’existence et sur la mort, qui en est le point d’orgue ? C’est en tant qu’homme et en tant que chrétien que je m’interroge. C’est dès lors sous ces différents aspects que j’ai essayé de mûrir le sens de votre demande.


Je perçois mal les raisons, même religieuses, d’enlever à la personne humaine la responsabilité de sa mort. Ici, bien sûr, comme dans les méandres de l’existence, la liberté humaine est incarnée dans un ensemble de conditionnements biologiques et autres sur lesquels on n’a pas entièrement prise. Il s’agit donc d’une liberté conditionnée, située.

Cela étant, à quel titre aliéner la liberté personnelle à cette étape de la vie ? N’est-ce pas méconnaître la spécificité la plus foncière de la personne humaine que de lui enlever cette responsabilité dernière ? Pendant longtemps, manquant d’emprise sur la phase initiale de l’existence humaine, on en a attribué la responsabilité au seul vouloir divin. Alors qu’aujourd’hui la venue à l’existence d’un être personnel incombe à juste titre à la liberté humaine, pourquoi lui dénier la responsabilité terminale ?

On grandit la personne humaine et on lui impute de nouvelles exigences en lui reconnaissant le droit de décider ce qu’elle veut faire de la phase ultime de son existence. Exigences nouvelles, qui suscitent certes bien des appréhensions, mais dont je vois mal quelle raison en interdirait le principe. Qu’est-ce qui en soi justifierait, humainement et même chrétiennement, une telle limite à la responsabilité personnelle ?

Souveraineté craintive ou fidèle

Je ne peux ignorer, cependant, l’argument invoqué par l’autorité religieuse  : se vouloir maître de la vie et de la mort, c’est nier la souveraineté de Dieu. Effectivement, s’il s’agit d’un dieu qui ne nous accorde qu’une responsabilité limitée, gardant seul l’entière souveraineté de la phase initiale et finale de l’existence personnelle. Le don qu’il nous fait de la vie personnelle, responsable, solidaire et libre serait dès lors marqué de limites impératives. Rien pourtant dans la révélation n’étaye de tels interdits.

Ne convient-il pas, davantage encore, à l’ampleur et à la gratuité de l’amour créateur de courir entièrement le risque et la chance de la liberté humaine, jusqu’à lui laisser la responsabilité de la conduite entière de son existence ? Et cela, non sans être présent à l’histoire personnelle et collective, d’une présence toute d’amour qui fait confiance et stimule, sans conditionner ni a fortiori imposer en rien le devenir humain. Est-il aberrant et doctrinalement injustifiable d’avoir une telle image de Dieu qui, sans nullement nier la finitude humaine, lui donne de nouvelles et combien exigeantes responsabilités ?

Foi religieuse et monde moderne

J’aborde ici une question cruciale qui conditionne assez fondamentalement le rapport entre la foi religieuse et le monde moderne. Si la totale prise de liberté responsable des humains est considérée comme une atteinte indue à la liberté divine, on se situe d’emblée dans une relation conflictuelle, tout accroissement d’autonomie humaine étant automatiquement perçu comme menaçant pour la foi religieuse. Les vingt siècles de christianisme fourmillent d’ailleurs d’exemples d’opposition de l’autorité religieuse à l’égard des conquêtes scientifiques, des nouvelles maîtrises des données de la nature, et même de la promulgation des « droits de l’homme ». L’Église catholique va-t-elle rester sans cesse sur la défensive, témoignant de la sorte de l’image d’un dieu qui veut maintenir la créature en état d’enfance ?

À une époque où l’humanité prend de plus en plus conscience de son pouvoir, mesure chaque jour davantage sa terrible responsabilité, ces susceptibilités et frilosités religieuses ne peuvent que susciter l’athéisme contemporain. Est-ce respecter le projet créateur de Dieu, tel que la Bible le suggère, que de situer la relation d’alliance en termes de conflit de libertés ? On en resterait à cette perception étriquée que les libertés se concurrencent nécessairement. Ce sont les libertés insuffisamment mûries qui sont inévitablement conflictuelles, et non cette liberté constamment approfondie ou l’homme debout entre dans une relation d’alliance.

ok_de-locht-288

© Belga

Si la personne humaine doit choisir entre sa liberté responsable et la soumission à Dieu, je comprends qu’elle revendique avant tout cette pleine responsabilité, qui constitue son bien primordial et essentiel. C’est d’ailleurs l’homme debout, et non un peuple esclave, qui peut le plus authentiquement se tourner vers Dieu et établir avec lui une relation digne d’un dieu d’amour. Péguy met dans la bouche de Dieu ces mots  : « Quand on a connu d’être aimé par des hommes libres, les prosternements d’esclaves ne vous disent plus rien ! » Ce n’est donc pas la pleine autonomie humaine qui ferait obstacle à la transcendance divine, mais une autonomie insuffisante, étriquée, n’allant pas jusqu’au bout de la liberté créée, responsable et solidaire.

Des précautions à prendre

Cela étant, je n’en conclus nullement qu’il importe d’ouvrir toutes grandes les portes et de supprimer en une fois les normes acquises, ni que les États doivent déclarer sans plus attendre que chacun a le droit de décider de sa mort et de faire appel, pour la réaliser, aux collaborations souhaitées. On n’ignore pas, en effet, que bien des suicides ne sont que des tentatives pour recréer des liens ou correspondent à des phases transitoires de désespérance. Et que penser des « collaborations » non toujours désintéressées à la réalisation d’une mort prétendument décidée en pleine liberté ? Des transitions doivent être aménagées, des garde-fous restent indispensables pour que le droit de disposer de sa vie soit vécu autant que possible dans une authentique liberté personnelle.

Quelle maturation est également requise pour que cette responsabilité et ce droit personnel ne se réduisent pas à une volonté égocentrée de l’individu, négligeant qu’il n’existe comme personne que situé dans un réseau de relations et que les autres sont conditionnés par ses choix personnels. Car, faut-il le rappeler, « exister » ne signifie pas seulement être pour soi, mais se projeter dans cet univers de relations, qui donne sa vraie dimension à la personne humaine. On le voit, dans le cadre fondamental de cette liberté responsable qui englobe l’existence entière jusqu’à sa phase finale, tant d’éléments entrent en jeu, qui requièrent lucidité, prudence et sagesse du législateur et des diverses instances concernées.

Une perspective chrétienne

Comment réagirai-je personnellement lorsque je serai directement confronté à cette étape ultime ? Vouloir le préjuger serait factice. Mais je puis exprimer ce que je ressens aujourd’hui. Avant tout, il me semble que cette liberté de pouvoir décider des conditions de ma mort, loin de susciter en moi du laisser-aller, ne peut qu’accroître mon goût de vivre. La liberté responsable et solidaire (j’associe toujours ces trois mots, sans lesquels la liberté est factice) est trop réduite à la possibilité de mal faire, alors qu’elle est surtout une chance de réalisation plus personnellement engagée.

Pouvoir éventuellement renoncer à la vie, c’est en même temps et surtout ne pas subir cette phase ultime, mais l’assumer, malgré ses difficultés et épreuves, en lui donnant un sens et une signification personnels, en la chargeant de valeurs personnellement intériorisées. Je crois que la liberté vivifiante, créatrice de sens, l’emporte ou pourrait l’emporter fréquemment sur la liberté-soumission. Mais il faudrait pour cela que l’entourage, la société, les instances morales croient en la liberté et osent tabler sur les forces de vie plus que sur la propension défaitiste. Il me semble dès lors que j’assume mieux les difficultés et limites de la condition humaine dans la mesure où, loin de me contenter de les subir, je me sens libre d’y échapper ou de les assumer, au nom d’un choix personnel chargé de significations qui sont miennes.

Au point où j’en suis aujourd’hui, mais je ne puis préjuger de l’avenir, il me semble que je ne souhaiterai pas abréger mon existence, désirant avec une certaine curiosité et un goût de vivre expérimenter jusqu’au bout ce que l’existence me réserve. Cela ne m’empêche pas de comprendre que certains puissent, pour des raisons qui leur sont propres, faire d’autres choix.

Je m’interroge dès lors sur ce qu’il faut faire pour que l’on ne passe pas de l’interdiction massive, qui s’impose actuellement, à une prétendue autorisation tout aussi massive, qui ne favoriserait pas les décisions authentiquement personnelles. À l’unisson de quiconque s’interroge sur la mort, quelles que soient ses options philosophiques ou religieuses, je voudrais cependant ajouter une perspective que je rattache à ma foi chrétienne.

Après avoir essayé, à juste titre, de construire tant bien que mal mon cheminement, je suis tenté de penser que si la dernière étape de l’existence est davantage marquée de dépendance et soumission à des conditions et circonstances que la personne peut de moins en moins maîtriser et qui se termine par un saut dans l’inconnu, une telle situation n’est pas dénuée de sens. Pour me préparer à la rencontre espérée avec le Dieu plénitude, je n’ai pas tellement à apporter mérites et vertus, mais une capacité de disponibilité et d’accueil que je voudrais totale.

Qu’ai-je à emporter dans l’au-delà, si ce n’est une confiance la plus entière possible ? C’est pourquoi la dernière phase de l’existence consciente et la mort – et à ce titre aussi, les soins palliatifs constituent un apport précieux –, je les souhaite pétries de plus en plus d’abandon confiant. Car si Dieu est, il ne peut-être, je crois, que plénitude d’amour fidèle appelant à la confiance.


Ce texte reprend l’essentiel d’une lettre du chanoine Pierre de Locht publiée dans le Bulletin de l’ADMD, septembre/décembre 1994, nos 54-55.