Neutralité, impartialité, laïcité… Des concepts qui s’imbriquent sans être identiques, mais avec tout de même un dénominateur commun : le caractère de l’État. Compte rendu du colloque organisé par le Sénat le 23 février [2016] et intitulé « Constitution : impartialité et régime des libertés ».
« Quelles sont les dispositions constitutionnelles qui garantissent l’impartialité des pouvoirs publics ? Quel est l’impact de ces dispositions sur le reste des droits de l’homme ? Ce colloque sera l’occasion de mettre en évidence les dispositions constitutionnelles et la traduction de ces principes au niveau des réalités vécues par le citoyen. » Voici les quelques questions auxquelles entendaient répondre des experts durant un après-midi organisé par le Sénat sous la présidence d’honneur de Françoise Tulkens.
Si au départ le titre du colloque paraissait un peu mystérieux, il s’est très vite inscrit dans le débat relatif à la laïcité de l’État et aux questions de neutralité, de diversité culturelle et de vivre ensemble. Hasard du calendrier, la commission de révision de la Constitution entamait dans le même temps à la Chambre une réflexion sur « le caractère de l’État et les valeurs fondamentales de la société ».
Un casse-tête terminologique
Dès le début, tant les experts (juristes, avocats, professeurs de droit, philosophes) que le monde politique ne s’accordent pas sur l’interprétation à donner à la neutralité. Les uns insistant sur le fait que cette notion ne s’apparente pas à « ne pas prendre parti » mais se réfère plutôt à « l’absence de parti pris fondé sur des convictions philosophiques, religieuses ou politiques »1, alors que les autres considèrent la neutralité comme de « l’eau tiède », par nature ambiguë, n’ayant jamais constitué un antidote ou simplement fait obstacle aux fondamentalismes, intégrismes ou radicalismes2.
Certains, encore, analysent la neutralité de l’État comme « un moyen d’assurer le respect de la liberté et de l’égalité en contexte multiculturel »3, alors que d’autres la voient comme équivoque par nature puisqu’elle revêt des significations différentes selon qu’elle s’applique à l’État, aux juges, aux mandataires ou à l’école4. D’autres enfin préfèrent le terme « impartialité ».
Selon Florence Caeymaex, professeur de philosophie à l’Université de Liège, la notion de laïcité fait davantage sens que celle de neutralité, car elle fait incontestablement partie du vocabulaire politique attaché à la citoyenneté démocratique moderne et s’inscrit dans la série des traductions concrètes des idéaux de liberté et d’égalité. Selon elle, « la vitalité d’une démocratie se mesure, entre autres choses, à sa capacité à répondre à des situations déterminées de manière inventive et ouverte. […] Une démocratie en bonne santé est une démocratie capable de saisir les situations critiques, l’occasion d’interroger et de réinventer la signification de ses idéaux et de ses concepts politiques ». Elle concluait en insistant sur le fait que ces idéaux, s’ils devaient être retranscrits dans un texte fondateur, devaient être porteurs de sens pour le plus grand nombre.
Tour de table politique
À part Olivier Maingain, représentant le parti DéFI, qui s’est très clairement positionné sur la question en plaidant pour l’introduction du terme dans la Constitution, aucun autre représentant des partis francophones ne s’est prononcé expressément pour une inscription du principe de laïcité dans la Constitution. Le PS, par la voix de Philippe Mahoux, a lui prôné l’élargissement du débat afin de donner l’assurance qu’on ne réduit pas des droits essentiels tels que la liberté, l’égalité et la solidarité, mais bien qu’on les améliore. Quant au MR, si les propositions de révision de la Constitution déjà déposées à la Chambre évoquent le concept de « neutralité », il est à noter que la présidente du Sénat, Christine Defraigne a, elle, plaidé pour l’introduction du terme « laïcité » dans la Constitution. Pour François Desquesnes du CDH, fervent défenseur de la neutralité, cette dernière doit permettre l’équidistance de l’État à l’égard de chaque citoyen.
La même palette d’opinions est apparue du côté néerlandophone du pays avec, d’une part, un représentant de l’Open VLD favorable à la laïcité dans la Constitution et, d’autre part, un CDV farouchement opposé et lui préférant le terme « impartialité ». Le sp.a a adopté une position plus mitigée tout en insistant, comme son homologue francophone, sur la notion de solidarité. On remarquera également l’absence de la N-VA et d’Écolo/Groen sur ce dossier.
Laïcité et idées reçues
Du côté du Centre d’Action Laïque, son président a rappelé que la laïcité n’était pas un concept à géométrie variable, qu’elle avait une histoire et une définition : « La laïcité, c’est le principe politique et humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits de la personne sur l’impartialité d’un pouvoir civil démocratique qui s’oblige à contribuer à l’émancipation des citoyens. […] La laïcité est le principe universel d’impartialité objective qui autorise le régime des libertés. »
© Sénat de Belgique
Pour Henri Bartholomeeusen, trois mauvaises raisons pourraient être opposées à l’introduction de ce principe dans la Constitution : la première consiste à croire que « la laïcité serait antireligieuse ». Selon lui, c’est tout le contraire puisque la laïcité propose une « solution inédite », à savoir « la libre expression de toutes les religions dans l’espace public au prix de leur possible critique ». « Seule la laïcité garantit un avenir aux religions », selon le président du CAL.
La deuxième réside dans le fait que la laïcité serait peu respectueuse du sacré et serait fermée sur elle-même. Ici aussi l’argument ne résiste pas : « Même si elle ne fait pas obligation au citoyen de respecter la foi ou la conviction d’autrui sans la discuter, elle l’oblige à respecter sa personne. […] Elle oppose la protection du citoyen aux fondamentalismes ou intégrismes qui prétendent exiger le respect de leurs idées au nom de leur dignité. […] Cette protection, que ne garantit pas une simple neutralité de l’État, profite à tous […] en ce compris aux adeptes d’une foi ou d’une conviction. »
La troisième consiste à dire que « la laïcité aurait pour effet de reléguer les communautés religieuses à l’espace privé […], elle serait propice à l’apparition d’un vide religieux, vide dangereux, car source de radicalisme ». Selon Henri Bartholomeeusen, il n’en est rien puisque « les religions et les cultes sont par nature des théologies partagées […], elles ne peuvent exister que dans l’espace public, dans la conscience et la pratique commune de leurs adeptes ».
Selon lui, « la liberté de conscience, la liberté de culte et de religion que défend la laïcité aux côtés de la liberté d’expression, notamment la leur, est la plus belle assurance dont les religions pacifiées puissent rêver au sein de notre démocratie ».
Ce colloque fut dense et riche d’enseignements. Il n’a pas eu la prétention de régler les dissensus entre les défenseurs de la neutralité et les promoteurs de la laïcité, mais il a eu le mérite d’ouvrir le débat. Les suites de celui-ci à la Chambre et encore dans d’autres cénacles seront donc à suivre avec intérêt.
1 Françoise Tulkens.
2 Henri Bartholomeeusen.
3 Julie Ringelheim.
4 Henri Bartholomeeusen.