Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Culture

Tout est dans le nom ! Juxtaposition et contraction des termes « art » et « activisme », l’« artivisme » se donne donc pour mission de combiner sensibilisation civique et expérience esthétique. Bref, de réinventer une certaine forme d’art, aujourd’hui souvent sacrifiée sur l’autel du simple divertissement.


D’emblée, un constat en forme de précision  : l’art version activiste, à des degrés divers, est aussi vieux que l’art lui-même. Lors de la sortie des Misérables, Victor Hugo déclarait déjà qu’« un livre ne servait à quelque chose que si, en plus de l’expérience de la simple beauté du texte, il remuait les consciences ». Dans un autre genre, le God Save The Queen des Sex Pistols a peut-être autant conscientisé au sujet de l’éventuelle (in)utilité de l’institution royale qu’une thèse universitaire. Enfin, Jean-François Bizot, célèbre empêcheur de penser trop en rond, y est aussi allé de sa saillie. Déclarant  : « Lors du lancement du magazine Actuel, nous avions en tête des mots comme clandestinité, résistance, parasite. La métaphore d’un virus planqué dans l’intestin d’une bête immonde pour mieux la dévorer. Mais l’art et la culture ont croisé le chemin du politiquement correct. Ce qui a donné naissance à un art militant ou activiste, en réaction à une déviance artistique qui ne servait plus qu’à l’esthétique ou à l’entertainment, et passait à côté de tout questionnement. »

Hacktivistes

Aujourd’hui, l’artivisme est donc l’art d’artistes militants. Et se transforme même parfois en performance sans artiste, juste avec des militants. Art engagé et engageant, il cherche à mobiliser le spectateur, à le sortir de son inertie supposée, à lui faire prendre position. C’est l’art insurrectionnel des zapatistes, l’art communautaire des muralistes, l’art résistant et rageur des féministes queers, l’art festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, l’art utopiste des hackers du Net (hacktivistes d’une guérilla techno-politique), voire la résistance esthétique à la publicité, ou à la privatisation de l’espace public. « Mais tous ces artistes voient cependant d’un mauvais œil le terme d’“artivistes‘, voilà bien le paradoxe », pointe Samira Ouardi, co-auteure du livre Artivisme1. « Et ils ont raison ! Car la première chose que fait le capitalisme pour ingérer ces mouvements, c’est d’étiqueter, de labelliser. Ce qui compte pour ces artistes, c’est de changer les choses, révolutionner le quotidien en se réappropriant nos vies. Ils sont en ça héritiers des questions des années 1960 autour des droits civiques, mais aussi cousins des situationnistes ou des surréalistes. »

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© Camille Wernaers

Avec des vecteurs auxquels on ne s’attend parfois pas du tout. Ouadi reprend  : « Comme le mouvement anglais Reclaim The Street qui a utilisé le carnaval comme outil de subversion. Dans les années 1990, ils ont lutté contre la construction de routes aux alentours de Londres en organisant des fêtes gigantesques. Leur plus grosse action a bloqué la Bourse de Londres. C’était le Carnival Against Capital, où près de 15 000 personnes ont obstrué les rues pour transformer la ville en carnaval. Leurs actions ont plus tard inspiré le groupe des Pink and Silver Block (non-violents) dans les grandes manifestations altermondialistes. »

Bref, l’artivisme irradie toutes les disciplines, du théâtre à la photographie, en passant par la peinture, le multimédia et la littérature. Avec, bien entendu, des initiatives dont l’intensité est directement proportionnelle à l’obscurantisme dégagé par le pouvoir en place. Et donc, pas étonnant que l’un des principaux viviers d’artivistes se situe en plein cœur de la Russie. Avec, par exemple, Alexey Iorsh, caricaturiste. Qui, à travers ses dessins de procès, de performances et de manifestations, raconte l’histoire de ses amis artivistes. Ou encore Oleg Kulik, surtout connu pour sa performance du chien fou. Pour dénoncer l’état sauvage de la société russe après la chute de l’empire soviétique, il s’était en effet mis à quatre pattes pour aboyer sa colère. En avril 2013, son exposition « Frames » rendait hommage à la performance des Pussy Riot, notamment avec une œuvre composée de petites figurines à leur effigie.

Car, outre l’indignation, c’est aussi l’imagination et l’audace qui ont pris le pouvoir dans l’artivisme. Et c’est peut-être bien là que se niche aussi l’une des nouveautés les plus réjouissantes amenées par ce concept.


1 Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010, 192 p.