Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Dossier

En mars 1990, la Belgique adoptait une nouvelle législation dépénalisant partiellement l’avortement. La Belgique mettait ainsi fin à vingt ans d’hypocrisie, car elle connaissait la plus paradoxale des situations  : le maintien d’une législation répressive cohabitait avec une libéralisation de fait et était rendu possible par l’application ponctuelle et arbitraire de la loi.


Comment expliquer que la Belgique ait pu faire pendant vingt ans l’impasse sur toute modification de sa loi pénale, alors que 16 000 avortements sont pratiqués chaque année1 ? Comment expliquer que la Belgique ait été amenée à une non-application généralisée de sa loi pénale ?

1973 : un tabou éclate

En Belgique, le tabou de l’avortement n’a véritablement volé en éclats qu’en janvier 1973, à l’occasion de ce que l’on a appelé l’« affaire Peers ». Gynécologue éminent, militant d’une politique de santé publique progressiste, au désintéressement au-dessus de tout soupçon, Willy Peers était notamment connu pour la promotion de l’accouchement sans douleur et la défense d’une contraception moderne en hôpital. Brisant le mur du silence qui entourait l’avortement, Willy Peers avait osé braver la loi pour s’attaquer à une discrimination de classe entre les femmes. Une discrimination criante  : les femmes de condition aisée pouvaient se faire avorter à l’étranger, sans danger médical, en évitant les rigueurs de la loi, tandis que les autres affrontaient les risques inhérents aux avortements clandestins. Aussi, l’arrestation de Willy Peers a-t-elle été ressentie comme une véritable provocation dans la société civile. L’indignation était telle que de très larges fractions de la population descendirent dans la rue en stigmatisant et défiant la loi pénale, ouvertement et publiquement.

L’affaire Peers n’a cependant pas évolué vers un conflit majeur, comme l’avait fait la question royale. Peers était relâché et l’affaire aboutissait à deux résultats  : d’une part, le vote à la quasi-unanimité de la loi dépénalisant l’information et la publicité en matière de contraception et, d’autre part, l’établissement d’une trêve judiciaire de fait, après concertation entre le ministre de la Justice et les procureurs généraux. Il était donc clair pour les élites politiques du pays que l’avortement était devenu un enjeu de société qui risquait de déstabiliser l’État belge.

Dans toutes les coalitions gouvernementales successives, les sociaux-chrétiens, néerlandophones en particulier, ont été une courroie de transmission des positions éthiques de l’Église, en s’efforçant de faire obstacle à toute solution politique à propos de l’avortement. C’est pourquoi les sociaux-chrétiens acceptèrent de lever leur veto sur la contraception, pour mieux s’opposer à la dépénalisation de l’avortement médical.

1974-1978 : non-décision et action extraparlementaire

Dès 1974, les sociaux-chrétiens choisissent une stratégie de non-décision  : non seulement ils s’opposent au dépôt de tout projet de loi en matière d’avortement, mais ils globalisent en outre ce dossier avec d’autres questions connexes, telles que l’adoption ou l’anonymat de la mère.

Dans la mesure où les sociaux-chrétiens participent à tous les gouvernements, ils occupent une position centrale qui leur permet de soustraire le dossier de l’avortement des compromis qui doivent toujours être négociés lors de la formation des coalitions. Or, les projets de loi déposés par le gouvernement ont priorité de fait sur les propositions de loi déposées par les parlementaires. Cette priorité de fait est l’expression de la prépondérance de l’exécutif. Telle a été la tactique utilisée par les sociaux-chrétiens pour retarder la solution du problème.

La création d’une commission nationale pour les problèmes éthiques relevait de la même tactique  : globaliser le problème de l’avortement avec des questions qui mettaient en cause les fondements mêmes du droit civil ne pouvait que retarder la décision à prendre.

Les travaux de cette commission ne seront jamais utilisés par quelque gouvernement que ce soit pour déposer au Parlement un projet de loi. Cela s’explique par le fait que le clivage entre laïques et catholiques à l’intérieur de la commission aboutit à la rédaction de deux textes et non d’un seul. Or la tension philosophique risque de mettre fin à l’existence des coalitions gouvernementales qui s’emploient, notamment, à réformer la structure de l’État et à assainir les finances publiques. Ce sont là des enjeux où prédominent le clivage communautaire et le clivage entre gauche et droite.

C’est pourquoi le dossier de l’avortement est retiré des accords de gouvernement en juin 1977, au moment où vient d’être conclu le « Pacte communautaire », et cela sans susciter l’opposition des socialistes. Ceux-ci acceptent donc que l’initiative législative en matière d’avortement soit laissée aux parlementaires, même si cela implique de retarder la décision. En effet, l’aboutissement politique d’un enjeu dépend largement de sa prise en considération dans l’accord de gouvernement portant sur les intentions de l’équipe au pouvoir. Par ailleurs, il est clair que la dépénalisation de l’avortement médical ne peut constituer un combat de parti, pas même pour les socialistes, demeurés pourtant de tradition laïque, à l’inverse des libéraux ouverts aux chrétiens depuis 1961. Socialistes et libéraux sont les piliers d’une démocratie dans laquelle la gestion des conflits majeurs de la société belge fait une large place à la négociation entre les élites.

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© Dominique Goblet – Kai Pfeiffer

Il faut également souligner que les dissolutions successives des Chambres durant la décennie septante conduisent au dépôt renouvelé de propositions et de projets de loi, considérés caducs lorsqu’ils n’ont pas été adoptés par l’une des deux Chambres. Les propositions de loi portant sur l’interruption volontaire de grossesse n’échappent pas à ce mécanisme. Durant la décennie septante, les énergies des partis politiques sont absorbées par les révisions de la Constitution, par l’application des dispositions de la Constitution révisée affirmant l’autonomie des communautés et des régions, précisant leur organisation et leurs compétences, ainsi que par la recherche de majorités spéciales que requiert cette application.

Cependant, la non-décision en matière d’IVG ne peut s’interpréter dans la seule perspective d’un accommodement entre élites politiques, car ce serait masquer la dynamique qui se déroule dans la société civile. En effet, à partir de 1978, la non-décision correspond aussi à la volonté de sauvegarder un acquis en matière de santé publique. Cet acquis est l’expression d’un changement profond au sein de la société civile qui s’est manifesté durant plusieurs années dans un contexte de trêve judiciaire de fait. Face à la défaillance du législatif et de l’exécutif, des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement médical sont créés. Une pratique illégale, mais non plus clandestine de l’avortement médical se développe au sein de la société civile. Le pionnier en la matière a été le centre de planning Aimer à l’ULB.

Cette tactique de défi à la loi pénale, aux pouvoirs politique et judiciaire, ne tarde pas à produire des résultats. Le nombre d’avortements clandestins et pratiqués sur des femmes belges à l’étranger chute de manière significative. Les hôpitaux voient diminuer le nombre d’urgences dues à des séquelles d’avortements clandestins  ; ainsi, à l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, ce nombre passe de 128, en 1969, à 20 en 19792. Le nombre d’avortements subis par des femmes belges aux Pays-Bas baisse de 12 000, en 1975, à 7 500, en 1979, et à 4 800, en 19853.

Le conflit éthique ne se circonscrit donc pas à la seule légalité de l’institution parlementaire. Il se radicalise à travers une démarche illégale revendiquée publiquement par les partisans d’une dépénalisation, partisans laïques, féministes et de gauche. L’action illégale d’hôpitaux universitaires laïques et des centres extrahospitaliers contribue ainsi à établir une situation de fait que ne peuvent ignorer ni le pouvoir politique ni le pouvoir judiciaire. Cette stratégie se double d’une tactique de blocage de toute décision politique qui mettrait en péril l’acquis en matière de santé publique créé à la faveur du développement des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement.

Le blocage persistant de la décision politique et le développement d’une pratique illégale et publique de l’avortement médical amènent le parquet de Bruxelles à réagir. Il rompt la trêve judiciaire et donc le compromis tacite qu’aucun ministre de la Justice, de quelque formation politique que ce soit, n’a jamais mis en cause, trop conscient que la répression est politiquement impraticable, ce qu’aucun parlementaire n’a jamais désavoué.

1981-1985 : la loi en procès

Les poursuites judiciaires reprennent donc en 1978 et, trois ans plus tard, le procureur général de Bruxelles décide la fixation des procès. La répression s’élargit également à la Wallonie et à la Flandre et les premières condamnations sont prononcées. Cependant, le pouvoir judiciaire est conscient des effets déstabilisateurs de la répression. C’est pourquoi il en limite la portée. Ainsi, la répression s’abat sur les médecins et les femmes de manière ponctuelle et arbitraire. L’égalité des citoyens devant la loi est ébréchée, tandis que les cours et les tribunaux cessent d’apparaître comme des lieux neutres où des magistrats ne font qu’appliquer la loi. Bref, l’État de droit ne semble plus être qu’une fiction. L’insécurité juridique et judiciaire règne.

Le résultat des pratiques judiciaires est net. D’une part, le pouvoir judiciaire ne se risque pas à provoquer une mobilisation de l’ampleur de celle de 1973, en entamant une répression généralisée, politiquement impraticable. D’autre part, la loi est véritablement mise en procès au sein même de l’enceinte judiciaire  : les médecins et le personnel paramédical, en butte à la répression, proclament devant leurs juges une volonté de résistance ouverte qui ne craint pas d’encourir des peines de prison ferme. Enfin, loin d’être marginalisée, cette volonté de résistance est favorisée et soutenue par des institutions dont le poids idéologique n’est pas dérisoire, telle que l’Université libre de Bruxelles, et par l’absence de toute revendication significative en faveur d’une politique répressive. À partir de 1986, une initiative politique est prise par les partisans d’une modification de la loi pénale, pour sortir le débat éthique de l’impasse.

1986-1990 : vers une décision politique

Cette initiative politique prend la forme du dépôt d’une proposition de loi. Celle-ci représente un compromis entre socialistes et libéraux. La raison du rapprochement entre socialistes et libéraux est triple  : d’une part, les sociaux-chrétiens n’ont jamais saisi les perches que leur tendaient les libéraux néerlandophones, et d’autre part, l’insécurité juridique et judiciaire n’a cessé de s’approfondir  ; enfin, l’urgence d’une réforme législative est devenue de plus en plus aiguë.

C’est à cette situation que tente de répondre la proposition déposée conjointement par Roger Lallemand et Lucienne Herman-Michielsens, en 1986, et dont le texte a été voté en mars 1990. Cette proposition de loi marque un tournant  : pour la première fois, elle permet d’envisager le vote sur une loi réellement applicable. Elle évite toute banalisation des représentations collectives de l’avortement et reconnaît la libre décision de la femme ainsi que la pratique médicale de l’avortement, tant en hôpital qu’en centre extrahospitalier.

La loi belge ne dépénalise pas totalement l’avortement. Elle supprime l’infraction, lorsque la femme enceinte qui demande une interruption volontaire de grossesse se trouve dans un état de détresse, et sous certaines conditions. L’état de détresse, tel qu’il est défini par les auteurs de la proposition de loi, correspond à la fois à un refus profond et persistant de la femme de mener sa grossesse à terme, et au conflit moral qui l’exprime. Cet état de détresse est indépendant des causes qui l’ont provoqué  : la notion est inobjectivable  ; elle est donc subjective. Elle tend à éviter tout pouvoir inquisitorial du médecin ou du juge qui consisterait à remettre en cause la véracité des motifs invoqués. La notion d’état de détresse respecte donc la décision de la femme. Il s’agit d’un état que la femme et le médecin doivent apprécier.

Les conditions requises pour pratiquer une interruption volontaire de grossesse sont les suivantes  : une interruption volontaire de grossesse doit être pratiquée dans un établissement de soins hospitalier ou extrahospitalier, qui organise l’écoute psychologique de la femme, l’informe des aides sociales et des mesures contraceptives  ; un délai de six jours de réflexion est imposé entre la demande et l’intervention  ; l’avortement doit être pratiqué dans les douze semaines de la grossesse  ; au-delà, il faut qu’il existe une menace grave pour la santé de la femme ou la certitude que le fœtus est atteint d’une affection incurable. L’avis de deux médecins est alors requis.

Évaluation de la loi

Le nombre d’avortements pratiqués en Belgique a diminué depuis sa dépénalisation partielle  : si, en 1989, il s’élevait à environ 16 000 par an4, en 1995 il est estimé à 11 2435. Le nombre de femmes belges subissant un avortement aux Pays-Bas était de 3 939 en 1989 avant la dépénalisation partielle et chutait à 2 247 en 19956.

Comparativement aux pays voisins, la Belgique a un taux d’avortements parmi les moins élevés. On comptait en Belgique 7,7 avortements pour 1 000 femmes entre 15 et 44 ans pour la période 1980-1985, alors que l’incidence aux Pays-Bas est de 6,0 en 1987, de 12,6 en Angleterre et au Pays de Galles en 1981, de 15,3 en France en 19807.

L’évaluation de la loi faite entre 1993 et 1995 est intéressante à plus d’un titre. Elle montre notamment qu’un peu moins de la moitié des interruptions de grossesse se situe dans la tranche d’âge de 20 à 29 ans  ; environ un quart dans la tranche de 20 à 24 ans et un autre quart dans la tranche de 25 à 29 ans  ; il est à noter que le nombre d’avortements pour la tranche d’âge des moins de 20 ans a augmenté de 12,44  % en 1993 à 13,91  % en 19958. Dans cette tranche d’âge, 15  % des grossesses se terminent par un avortement9. Soulignons qu’en 1995 aux Pays-Bas, 12,8  % des avortements ont été pratiqués sur des jeunes de moins de 20 ans10. C’est dire combien l’information contraceptive est importante parmi les adolescentes (en 1993, 44,30  % et en 1995, 41,09  % n’utilisaient pas de contraceptifs)11.

Parmi les raisons invoquées par les femmes qui demandent une interruption de grossesse, on trouve les raisons matérielles (10,63  % en 1993, 10,78  % en 1995). On ne s’étonnera pas de voir l’invocation des raisons matérielles pour obtenir une IVG, concentrée dans les provinces du Hainaut (44,16  % en 1993, 42,37  % en 1995) et de Liège (41,43  % en 1993, 42,37  % en 1995). Autres motifs invoqués   : l’absence de souhait d’enfant pour le moment (8,52  % en 1993, 10,70  % en 1995), se juger trop jeune (7,12  % en 1993, 8,57  % en 1995), considérer une naissance incompatible avec sa vie d’étudiante (5,73  % en 1993, 7,05  % en 1995), la situation professionnelle (5,82  % en 1993, 5,48  % en 1995), les problèmes de couple (4,30  % en 1993, 4,19  % en 1995) ou une relation interrompue (3,66  % en 1993, 4,19  % en 1995). Aussi, peut-on soutenir, en guise de conclusion, que la dépénalisation partielle de l’IVG est loin d’avoir provoqué une banalisation des représentations collectives de l’avortement.


1 Béatrice Swennen et Michel Boutsen, Enregistrements des interruptions volontaires de grossesse, Fondation Peers, CACEPHA, CCNA, Centres hospitaliers, décembre 1995, p. 32. Lire aussi Bérengère Marques-Pereira, L’avortement en Belgique. De la clandestinité au débat politique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1989.
2 Marcel Vekemans Marcel, et al., « Induced Abortion in Belgium  : Clinical Experience and Psychosocial Observations », dans Studies in Family Planning, no 13, 1982, p. 362.
3 GACEHPA, La réalité et la pratique de l’avortement en Belgique, Bruxelles, avril 1987.
4 Béatrice Swennen et Michel Boutsen, op. cit.
5 Commission nationale d’évaluation de la loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse, rapport relatif à l’attention du Parlement, août 1996, p. 1.
6 Réflexions critiques six ans après la loi sur l’avortement, Gand, Kollectief Anticonceptie, novembre 1996, p. 7.
7 Ibid., p. 3.
8 Commission nationale d’évaluation…, op. cit., p. 2.
9 Ibid., p. 59.
10 Réflexions critiques…, op. cit., p. 2.
11 Commission nationale d’évaluation…, op. cit., p. 20.