Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

L’islam, une chance pour l’Europe


International

Avec la parution en 1989 de l’ouvrage de Bruno Étienne « La France et l’islam », livre provocateur qui relance une problématique déjà amorcée par l’auteur avec « L’islamisme radical » en 1987, nous avons affaire à un travail de chercheur très bien documenté et à un plaidoyer incisif d’un homme engagé, confronté aux événements et soucieux de les faire évoluer dans le bon sens, c’est-à-dire celui d’une « laïcité pour l’an 2000 ».


Tout au long de quelque trois cents pages, nous voyons battues en brèche nombre de nos certitudes philosophiques, politiques, sociales et culturelles, ainsi que des concepts généralement admis, tels qu’« identité », « communauté », « société civile »… Il nous a paru préférable ici de nous centrer sur quelques éclairages privilégiés qui nous concernent au premier chef en tant qu’« être laïque ». Mais la lecture d’ensemble s’impose… d’urgence !

Un douloureux réveil

L’affaire du « foulard » des lycéennes de Creil, la présence de plus en plus marquante de la population maghrébine, l’incohérence de certaines politiques, l’exploitation démagogique des événements nationaux – et internationaux – ont provoqué un traumatisme au sein de la population française et suscité, par contrecoup, des comportements électoraux exacerbés tels que le vote massif en faveur de l’extrême droite à Évreux.

Aussi, sommes-nous amenés à nous interroger sur le pourquoi et le comment d’une telle situation – qui présente, d’ailleurs, bien des points communs avec ce que nous connaissons ici, en Belgique – et par là même, à reconnaître que nous maîtrisons bien mal une réalité nouvelle qui émerge chaque jour avec plus d’évidence  : la présence d’une importante communauté arabe, essentiellement musulmane, qui nous presse de prendre en considération l’ensemble de ses intérêts économiques, sociaux, culturels… mais également religieux.

Une nouvelle réalité

Force nous est, en effet, de constater que jusqu’à présent, les vagues successives d’immigration ont été, dans l’ensemble, bien digérées par nos sociétés, et ce, d’autant mieux, finalement, que l’écart culturel était peu marqué  : référence commune à une culture et à une religion chrétiennes, voire essentiellement catholiques.

Mais aujourd’hui, nous nous trouvons de toute évidence confrontés à une situation nouvelle et originale, résultant de la conjugaison de deux facteurs  : l’émergence d’une communauté dont les pratiques ou les références culturelles et religieuses sont sensiblement différentes des nôtres et, phénomène nouveau, une volonté d’intégration qui s’affirme, surtout chez les plus jeunes, avec vigueur.

Ce surgissement d’une communauté, réputée musulmane, dans notre société civile, la revendication de plus en plus effective d’une participation à une citoyenneté d’ici, nous confrontent à un formidable défi qu’il ne semble pas possible d’éluder.

Le droit à l’indifférence

Ce défi, nous le vivons de deux manières  : conjoncturellement par la cohabitation quotidienne avec une population qui interfère dans notre vie, mais surtout, et plus fondamentalement, par la remise en cause de la philosophie sociale et politique qui, au terme bien repéré d’identité, ajoute celui de l’altérité. Car ce n’est pas tant le droit à la différence que réclament ces « nouveaux » immigrés que le droit à l’indifférence – qui n’est pas « indifférenciation ».

En somme, pour l’immigré, s’instituer comme « Autre », reconnu, implique d’affirmer et de voir reconnaître, et son identité propre, qui le fait « différent », et une identité commune, qui le rend « identique », et ainsi d’être reconnu à part entière, à la fois comme interlocuteur et comme partenaire.

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© Lubel

C’est ce défi que relève Bruno Étienne, n’oubliant pas que dans la pratique sociale, les faits n’ont guère plus de poids que l’imaginaire individuel et collectif, qui donne à voir ce que l’on veut bien voir autant que ce qui est, et pèse donc sur les jugements et les comportements.

Une citoyenneté plurielle

Avec lui, nous sommes amenés, en entrant dans La France et l’islam, à nous interroger sur l’avenir d’une « citoyenneté plurielle » et sur la validité d’« un nouveau pacte laïque vivable », pour sortir, en fin de compte, bousculés de cette lecture, bousculés par un vif courant d’air intellectuel qui balaie nos préjugés et décape notre ignorance par trop crasse de la « vraie nature » de l’« islam minoritaire et transplanté ».

Attaché à l’analyse de la situation française, sans hésiter à affronter la perspective de l’acte unique européen et d’éclairer son analyse, à la lumière du contexte des pays voisins – dont la Belgique –, Bruno Étienne démontre qu’en réalité, il n’y a pas de problème de l’immigration. Que celle-ci, aujourd’hui, est devenue, en France, un phénomène franco-français, comme elle devient, chez nous, un phénomène belgo-belge. Ne s’agit-il pas, en définitive, pour cet aficionado qu’il revendique être, au propre comme au figuré, de « brosser les grands traits d’une politique respectueuse de tous et de chacun, quelles que soient les communautés d’appartenance » ?

Facile à dire, mais qui est prêt à admettre, en cette période de méfiance mutuelle, que notre civilisation « judéo-chrétienne » doit prendre en compte – et avec conséquence – l’émergence et la manifestation pleine et entière d’une composante islamique, imposant ainsi de modifier les règles du jeu traditionnel et obligeant à réévaluer les rapports aux pluralités religieuses et notamment au rôle référentiel du catholicisme « dominant » ?

Notre «laïcité» interpellée

En France, l’interpellation se porte même, en des termes nouveaux, sur les valeurs « classiques » du républicanisme laïque. Chez nous, à côté d’une catholicité prête à digérer bien des couleuvres, notre laïcité, encore bien fragile, n’aura probablement guère le temps de se muscler les membres avant d’affronter ce nouveau challenge.

En définitive, c’est l’ensemble de nos stratégies qui risque d’être à réviser, en exigeant de nous de descendre rapidement dans l’arène d’un jeu de société, pour lequel nous n’aurons peut-être pas le temps de vêtir notre habit de lumière.

Suivrons-nous Bruno Étienne sur le terrain d’inquiétudes où il veut nous conduire en affirmant  : « L’islam présent en France [mais cela vaut, selon moi, pour la Belgique] nous a donc conduits à revoir d’une façon plus critique l’universalité de l’un des concepts fondamentaux de nos certitudes  : la laïcité ? » Question ouverte.