Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

IPPJ, l’enfermement à livre ouvert (Alice Jaspart)


Dossier

Trois fois trois mois d’immersion  : neuf mois pour découvrir les IPPJ de l’intérieur. Et surtout y rencontrer les acteurs d’un huis clos tantôt oppressant, tantôt réjouissant. Voilà ce que propose l’anthropologue et criminologue Alice Jaspart dans son « Enquête ethnographique en institution pour jeunes délinquants ».


Pourquoi avoir opté pour l’immersion pour évoquer les institutions publiques de protection de la jeunesse, ce genre de « prison éducative pour mineurs » ?

En me lançant dans un doctorat en criminologie, j’ai constaté qu’il y avait assez peu de littératures scientifiques, de connaissances de l’intérieur sur les institutions d’enfermement pour mineurs, et ce à l’inverse des prisons pour adultes, assez documentées en Belgique. C’est d’autant plus surprenant que le sujet est très souvent mis en avant médiatiquement, qu’il est l’objet de prises de position politique.

La démarche a été bien reçue par les équipes ?

Au départ, il y avait de la peur et je peux le comprendre. Ce fut l’objet de discussions avec les responsables et l’équipe, qui ont donné leur accord. Il fallait discuter sur ma place, qui est une place sans place. Je ne suis ni intervenante ni jeune.

Avez-vous avez également pris part à la vie du lieu ?

C’est la difficulté de l’observation dite participante. L’objectif est d’être au plus près, sans trop perturber le réel par votre présence. Mais vous ne pouvez pas rester un pot de fleurs, observer, ressentir les actions quotidiennes sans intervenir, tout en veillant en même temps à ne pas interférer dans les approches éducatives. Au quotidien, de manière humaine, vous êtes appelée à interagir, à rendre des petits services. À jouer les messagères entre sections. À jouer avec les jeunes au kicker, au ping-pong. À s’asseoir en classe, faire l’exercice, fumer à la pause, suivre le rythme de l’institution tout en ayant la place la plus discrète possible.

À vous suivre dans le récit, on découvre un horaire sur-organisé.

La gestion du temps, que vous soyez surveillant ou éducateur, remplit deux missions. D’une part, une question de sécurité. Plus le jeune a un horaire établi, plus il est occupé et moins il cherche à commettre de mauvais coups ou une fugue. La gestion du temps s’inscrit aussi dans un objectif de réinsertion, de réintégration d’un rythme scolaire pour des jeunes en décrochage. Mais c’est tellement séquencé, rythmé, imposé que cela pose question. D’une part, dans la répétition des jours, j’ai ressenti comme un engourdissement. On s’y endort, on perd le fil des jours. On fait des calendriers de fortune puis on s’égare. Ensuite, ce temps jamais libre laisse peu de manœuvres pour autre chose, ce qui est paradoxal au niveau éducatif. Les jeunes doivent construire un projet, être actifs, responsables, mais en même temps le rythme laisse peu de place à l’initiative.

L’IPPJ ressemble aussi à un jeu de dupe. Les jeunes doivent élaborer un projet, mais dans les faits, on les case là où on peut…

Ces jeunes ont beaucoup de fragilités et oui, ils vont difficilement retrouver une école, retrouver un lieu de vie qui répond au standard du « projet » construit dans l’institution. Il y a un décalage entre les deux mondes. Ce lien entre l’extérieur et l’intérieur mériterait d’être plus travaillé.

Le projet pédagogique vise à ne pas tomber dans le conformisme alors qu’en fait, ces jeunes aimeraient bien être comme tout le monde !

C’est un élément qui m’a étonnée. Leur lucidité m’a aussi incroyablement étonnée, lucidité sur leur parcours et le système dans lequel ils se trouvent. C’est parfois triste parce que cela les rend pessimistes par rapport à la place qu’ils peuvent prendre dans la société. Certains ont beaucoup de talents qui mériteraient d’être exploités. Je me demande si la prise en charge proposée est assez imaginative pour pouvoir répondre aux besoins et envies de ces jeunes.

Construire la confiance avec le jeune revient à taire certaines choses attendues par l’institution. Les éducateurs ne sont-ils pas piégés dans une double loyauté ?

C’est le paradoxe de cette vision des jeunes dangereux à aider. C’est aussi lié à la mission supplémentaire d’évaluation et d’aide à la décision pour les magistrats. Les éducateurs sont amenés à se prononcer sur les changements de comportement du jeune et sur son éventuelle dangerosité. Les intervenants doivent tout noter dans des rapports transmis aux autorités mandantes. Les informations sont partagées en équipe pour se positionner par rapport aux demandes des magistrats. Les intervenants doivent trouver des marges de manœuvre entre ces missions d’accompagnement et d’évaluation. Jusqu’où aller dans la confiance ?

Cette logique d’évaluation ne mine-t-elle pas le travail d’aide ?

Cette logique d’évaluation est partout, elle est présente dans les esprits et les outils de communications entre intervenants (comme les notes d’observation). Il n’y a pas de moment pour se dire formellement qu’on met l’évaluation en off. Il y a juste des petits interstices variables dans les relations interindividuelles. Une clope, un rire… Mais même ces moments participent à l’évaluation et permettent de voir le jeune autrement. Cette observation permanente est anxiogène. À mon sens, elle nuit au lien, à la mission éducative. Elle devrait être beaucoup plus réfléchie. Qui évalue, quand ? La personne qui impulse le changement est invitée à observer les changements qu’il impulse ! On pourrait imaginer un autre système, plus extérieur, permettant aux intervenants de se dégager de ces missions pour être dans une relation éducative. Cela dit, j’ai pu constater que cette mission posait moins problème dans une équipe qui organisait un atelier où on l’expliquait, débattait de ce qui allait se passer, des réunions avec le juge, etc. Informer en transparence atténue l’impression d’être trahi.

Dans votre récit en milieu constamment fermé, il y a quelques pages sur un camp avec deux jeunes et deux éducateurs.

Oui, les éducateurs dressaient le rapport à envoyer au juge en soirée et ils permettaient aux jeunes de le commenter, le discuter. Ils avaient un espace pour écrire leur propre vision des choses. Cela permet d’autant plus de rentrer en relation. La pratique doit être entourée d’une réflexion mais en termes de responsabilisation, c’était convaincant.

Après, c’était un éducateur pour un jeune. Du luxe ?

Des sorties collectives peuvent se faire avec un peu moins d’intervenants. Ensuite, c’est un investissement humain et financier, mais en même temps, descendre dans une grotte, manger des frites, ce n’est pas un budget complètement déraisonnable. Cela a un coût financier mais le développement d’institutions sécurisées coûte également de l’argent. Et cette bulle d’air fait du bien, tant pour les jeunes que les éducateurs. C’est une façon de préparer le retour en extérieur.

Après un an dans ces centres fermés et IPPJ, le système fonctionne-t-il ? La réinsertion est-elle au bout du processus ?

On ne sait pas. On n’a pas d’étude longitudinale, de suivi des jeunes pour voir comment ils évoluent dix ans plus tard, ce qu’ils ont retenu de cette expérience, en quoi elle a orienté leur choix des possibles. Il ne faut pas se braquer sur la question de récidives. À l’intérieur, des choses positives se passent, mais ce n’est pas le cas pour tous les jeunes. Cela dépend très fortement des interactions, de la confiance construite envers l’un ou l’autre intervenant, du projet mis en place qui remplit les attentes du jeune. Mais sans confiance en l’adulte, sans rencontre humaine, le séjour peut être une horreur.