Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

La fin du livre ? Loin de là !


Culture

Un jour, le livre disparaîtra, gémissent nos pleureuses. Les bibliothèques seront absorbées par une Toile vorace qui, tel le fameux « blob » venu d’une autre planète, emportera tout dans sa masse gélatineuse. Pur scénario de science-fiction, rétorquent les historiens du livre. On n’en est pas là, on n’en sera jamais là.


Directeur de la Bibliothèque universitaire de Harvard, Robert Darnton s’est fendu d’une « apologie sans retenue du texte imprimé, passé, présent et à venir ». Venant d’un spécialiste des Lumières, l’offrande est assortie d’une proposition élémentaire  : « Toute tentative pour sonder l’avenir tout en affrontant les problèmes du présent devrait se fonder, je crois, sur l’étude du passé. »

De la fréquentation de Clio, on ne peut tirer qu’un enseignement contradictoire  : l’histoire est tissée de ruptures et de continuités, d’innovations réelles et de reprises inconscientes de modèles du passé, comme le suggère Darnton. Ainsi la dispersion des lecteurs d’aujourd’hui qui naviguent électroniquement sur un océan d’informations rappelle dans une certaine mesure la lecture « segmentaire » des débuts de l’époque moderne, lorsque l’assemblage de citations tenait lieu d’interprétation du monde. Cette pratique devait céder le pas à la lecture « séquentielle », d’un bout à l’autre d’un livre, qui fut la nôtre jusqu’à une date récente.

L’habit fait le texte

De nombreux problèmes engendrés par le numérique ne sont souvent que de vieux problèmes envisagés sous un jour différent. Ce sont ses enquêtes sur la Société typographique de Neufchâtel qui ont amené Darnton à une évaluation rigoureuse des livres « en tant qu’objets », dont la fabrication et la circulation ont une incidence sur le mode de réception, c’est-à-dire, en fin de compte, l’interprétation.

Pour étayer son raisonnement, Darnton fait abondamment usage des travaux de Donald McKenzie, un spécialiste de la bibliographie, disparu en 1999, dont l’un des principaux enseignements a consisté à lier la signification d’un texte à la forme matérielle que lui fait prendre un éditeur. En résumé, ce n’est pas la même chose de lire un texte sur un écran d’ordinateur ou dans une édition papier  : le matériau, la mise en page qu’il implique, influent sur la compréhension.

Se substituant à cette « prière du matin », la lecture des quotidiens papier, que le philosophe Hegel considérait comme l’apanage de l’homme moderne, le surf intensif sur la vague des titres numérisés doit par ailleurs nous rendre encore plus vigilants que jamais face à la pluie d’informations dont nous nous laissons asperger. « Plutôt qu’à des documents solidement établis, nous avons affaire à des textes multiples et changeants », insiste Darnton. « En les étudiant d’un œil sceptique sur nos écrans d’ordinateur, nous pouvons apprendre à lire les journaux quotidiens de façon plus efficace – et même apprendre à aimer les vieux livres. »

Savoir décrypter

On peut prendre cette phrase comme un appel discret à l’initiation des candidats journalistes à la philologie qui est d’abord une science de l’établissement des textes, avec tout ce que la démarche implique de scepticisme méthodique et de rigueur méthodologique. Les quotidiens en ligne apprennent à se suicider lorsqu’ils acceptent, dans leurs forums soi-disant démocratiques, d’accueillir des billets médiocres dont les auteurs ne sont jamais tenus de signer de leur nom et lorsqu’ils leur accordent une place disproportionnée, équivalente à l’article principal. À bien des égards, Internet, tel qu’il est géré à l’heure actuelle, se réduit souvent à ce que Stendhal nommait « un ennuyeux et insignifiant caquetage. »

Tout naturellement, poursuit Darnton, « le problème de la stabilité du texte conduit à la question plus générale des bibliothèques universitaires à l’heure d’Internet. » Beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant que la numérisation des livres n’annule les multiples services que rendent les bibliothèques dont la permanence en matière de conservation est tout de même, quoi qu’on en pense, moins sujette à caution que ladite numérisation. Celle-ci n’est-elle pas tenue de sacrifier à toutes sortes d’exigences commerciales et de se plier à la loi impitoyable du progrès technologique ? En matière de livres anciens, rien ne remplacera jamais le contact avec l’original. Quant au livre courant, est-il à terme condamné à s’effacer devant son correspondant numérique ? Tout dépendra sans doute du genre de livre  : la monographie universitaire n’aura sans doute pas le même avenir que l’œuvre littéraire.