Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Coup de pholie

Est-il encore possible de ne pas être découragé ? De ne pas arracher sa langue de sa bouche ? De ne pas retirer son poing de la face du monde ? De crise en crise, la brume envahit le paysage, qu’il soit politique, médiatique, économique, culturel. Que reste-t-il de nos amours, de nos poètes et de nos intellectuels qui nous mèn(er)aient au-delà des utopies et des possibles ?

On pourrait se délester de la tâche et laisser agir la technologie. L’action sortirait d’une application d’un iPhone augmenté, l’audace serait établie par un logiciel à l’algorithme oulipien générateur de poésie et l’évolution serait prononcée par la bouche biomécanique d’une Cyborg bien éduquée, bien docile qui ferait la vaisselle et la révolution ?

Le découragement dessine son arborescence dans tous les secteurs d’activités de l’espèce humaine. On le croit vacillant, fébrile à chaque génération, mais il revient, opportuniste, renforcé par les lois de l’histoire, pénétrant nos foyers, « égorgeant nos fils et nos compagnes ». « Travail, Famille, Patrie », qu’est-ce qui nous sauve du pire ? Père Emploi et son fils Surmenage, Mère Finance et sa cadette Crise, Tante Société et sa descendante Précarité, Grand-Mère Humanité et ses petits mamelons, Hégémonisme et Invasion. Cela fait déjà longtemps que la fatigue a pris nos corps, nos esprits et nos récits. Vers qui se tourner ? Vers quoi ? Vers soi ?

Trêve de généralité, je vais dire « je », un peu. En tant qu’écrivain (quelqu’un qui écrit ce qu’il sait et ce qu’il ne connaît pas, comme moi), comment écrire sur le découragement quand on est soi-même découragé, y compris dans l’écriture même du découragement. Comment ne pas être découragé que ce soit en termes de mots pour décrire, dire, dénoncer ou en termes de pas pour avancer ?
J’ai pourtant bien mis les aimants arborant les adages de Lao Tseu et Jacques Salomé sur mon frigo. J’ai essayé les thérapies spirituelles brèves de trois continents, dont certaines sont (ap)prouvées depuis 3000 ans. J’ai arrêté de lire Cioran, Kierkegaard et Schopenhauer peu après mon premier enfant. Je suis abonnée aux pétitions de Greenpeace, MSF, MDM, AA, GB et suis une généreuse donatrice auprès des animaux et enfants orphelins. Je ne déteste même pas les lundis et j’ai hérité de ma famille recomposée d’un peu d’humour et d’autodérision.

N’y a-t-il pas meilleur remède au découragement que le mouvement, la mise en marche ? Et pour sortir des méandres de la morosité et de mon canapé, je sors. Je marche, souvent, en ville, en rase campagne, en montagne. Seule ou accompagnée. Mais marcher c’est aussi aller vers le monde, découvrir à chaque virage, à chaque coin un morceau d’insuffisance, un tronçon de carence, un éclat de violence. Et autant le chemin est enflé d’embûches et de visions d’erreur, autant le plus difficile – encore une fois pour nuire au découragement – c’est la destination. Parce qu’à quoi bon partir si ce n’est pas pour arriver.

Avec toute la bonne volonté de mon corps encore sain, mon éducation néo-bourgeoise et ma culture du progrès, je n’arrive pas à saisir la notion de l’horizon. Âme, ma sœur Âme, ne vois-tu rien avenir ?
Heureusement que l’avenir est à tout le monde, je me sens déjà moins seule.