Lorsque le Centre d’Action Laïque, l’ULB et l’Union des anciens étudiants convient Stéphane Hessel en Belgique pour quarante-huit heures [en mai 2011], l’invitation devient un événement et son séjour, un véritable marathon. Le phénomène Hessel, quoi qu’on en pense, existe bel et bien. Où qu’il soit, l’effet de sa présence est saisissant : un public attentif l’écoute, convaincu lui aussi que notre monde a bel et bien besoin d’indignation.
Liège, les Territoires de la mémoire, dix heures du matin. Dans cet espace qui lutte depuis vingt ans contre l’oubli d’une des pages d’histoire les plus sombres de l’Europe, une centaine de personnes s’est rassemblée. À y regarder de plus près, le public ne se limite pas aux plus âgés. Des jeunes sont également venus, inquiets, eux aussi, que les extrêmes de la Seconde Guerre mondiale s’éveillent à nouveau. L’assemblée attend calmement l’apparition de Stéphane Hessel, l’homme de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’auteur de 93 ans1, celui qui a déjà vendu plus de 2 millions d’exemplaires2 de son opuscule Indignez-vous. Après un quart d’heure d’attente, des applaudissements signalent la présence d’Hessel. Il sourit en rassurant « ces jeunes qui n’ont pas connu toutes ces horreurs et qui ne les connaîtront jamais » en insistant avec détermination sur le « jamais ». « Nous y veillerons », dit-il encore. Une certitude qui en interroge plus d’un à l’heure où Marine Le Pen menace de s’inviter au second tour des présidentielles françaises l’année prochaine. Un élève ne manque d’ailleurs pas de le lui rappeler. « Je croyais cette composante en déperdition et espérais que la fille de Jean-Marie Le Pen ne jouerait plus de rôle véritable dans la politique française. Pourtant, elle donne un nouvel élan aux idées d’extrême droite en raison principalement de son intelligence et de sa subtilité. Si je suis heureux de voir des femmes politiques accéder à de hautes fonctions pour porter les valeurs de la démocratie, je suis beaucoup plus inquiet de l’ascension de Marine Le Pen. Elle représente des valeurs contre lesquelles nous devons à tout prix résister. Et pas seulement en France, mais aussi partout en Europe, et bien sûr en Belgique, où vous, les jeunes des Territoires de la Mémoire, devez plus que jamais vous faire entendre. » « Très bien, mais comment ? » interroge systématiquement le public de Stéphane Hessel auquel il répond invariablement : « Choisissez-vous une raison de vous indigner. Une, pas cent ! Et approfondissez votre capacité d’indignation. Il suffit que 20 % de la population s’engage pour influer sur le cours des choses. » Et à ceux qui s’inquiéteraient de la toute-puissance de l’économie sur la société et la politique, de la mainmise des grandes institutions financières internationales non démocratiques, des effets de la crise ou du désastre écologique, le coauteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme leur répond qu’il n’aurait jamais cru que la décolonisation puisse un jour devenir réalité. Tout comme la chute du mur de Berlin lui a semblé tellement solide pendant de longues décennies. Les mines sont radieuses, presque rassurées… C’est ça, l’effet Hessel : l’impossible doit encore se réaliser et la démocratie, le moins mauvais des systèmes politiques, peut nous y aider, aime-t-il rappeler. La formule est certes toute simple, mais elle raisonne de façon si particulière dans la bouche de cet homme, nouvelle « star » du moment.
« S’engager en politique »
« Pour résoudre les très graves problèmes du monde avec intelligence, il faut s’engager en politique, et la politique dans nos démocraties, ce sont les partis politiques. L’abstention est un crime dont vous ne devez pas vous rendre responsables. Vous pouvez bien sûr avoir toutes les critiques à l’égard des partis politiques, mais il faut donner à la démocratie la force dont parfois elle manque parce qu’il n’y a pas suffisamment de citoyens formés à être de vrais citoyens politiques », lance Stéphane Hessel aux 1 500 personnes venues l’écouter lors de sa conférence à l’ULB le 11 mai [2011]. Toutes et tous se sont ensuite levés comme un seul homme, applaudissant non sans émotion l’impressionnante lucidité de l’un des témoins les plus importants du siècle des extrêmes, le xxe, qui aura finalement accouché d’un article 1, fondement de toute démocratie : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits […]. » À l’heure où certains doutent de l’universalité d’un tel article, un étudiant venu écouter Stéphane Hessel préfère, lui, se demander quelles peuvent bien être les raisons de son succès : « Ce qui m’a le plus séduit, c’est son optimisme quasi viscéral compte tenu des époques tragiques qu’il a connues. C’est très marquant pour nous, les jeunes générations. D’autant plus à l’heure où le système favorise l’émergence de catégories de population qui poussent les gens à ne plus se fréquenter et surtout à ne plus partager des idéaux communs. La grande réussite des idéaux d’après-guerre avait ce parfum de révolte et cette capacité à transcender les clivages de la société. Malheureusement, notre époque a perdu cette bataille de la décatégorisation… Face à ça, nous, les jeunes, quand nous sommes seuls, nos coups de gueule donnent l’impression d’être seulement des coups d’épée dans l’eau. C’est pourquoi ça me fait plaisir de voir des personnes comme Stéphane Hessel, qui nous disent “indignez-vous”, mais également “engagez-vous”. Un engagement quotidien ouvert sur les autres. Il me fait penser à cette citation : “C’est en allant vers la mer qu’on reste fidèle à la source…” », nous confie encore cet étudiant décidément inspiré. Un souffle auquel Guy Haarscher, philosophe, n’échappe pas, lui qui explique ce phénomène en raison notamment « de la grande simplicité de son discours, mais aussi de son humour et de sa tolérance. On peut ne pas être d’accord avec tout ce qu’il dit, surtout lorsqu’il aborde des questions délicates comme celle du Proche-Orient. C’est un individu comme les autres dont les thèses doivent être discutées. Il appelle d’ailleurs à cette discussion, et ça, je pense que c’est très positif à une époque de fixation idéologique et de repli sur soi. Le discours d’Hessel n’est ni simpliste ni populiste. Il insiste pour que tous ceux qui défendent les droits de l’homme retrouvent leur volonté de lutter pour qu’ils soient respectés. C’est à partir de cette indignation – et là, c’est Hessel le diplomate qui parle – qu’il faut ensuite négocier, être tolérant et patient, puisque tout problème ne se réglera pas du jour au lendemain. Il nous invite donc à un combat qui va durer… Quelles que soient nos spécialités et nos activités, nous sommes aussi des citoyens et nous devons essayer de garder à l’esprit cette jeunesse de l’indignation. Voilà ce à quoi il appelle et, pour quelqu’un qui a 93 ans, c’est tout de même une leçon formidable ».
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« Je suis, par chance ou par malchance, un athée »
Mais Stéphane Hessel n’enthousiasme pas tous les auditoires. Il s’est fixé une ligne coûte que coûte : celle du respect inconditionnel des droits de l’homme. Et, selon lui, Israël ne peut y faire exception, et il l’a inscrit sur sa liste des États tyranniques. Un geste fort pour contraindre le pays à respecter une fois pour toutes « sa » Déclaration des droits de l’homme. « Depuis soixante ans, je suis très préoccupé par la situation au Proche-Orient. J’ai participé à la création de l’État d’Israël et j’en étais très fier […]. En ce qui me concerne, je réclame continuellement qu’Israël puisse vivre à l’intérieur des frontières déjà très larges reconnues par les instances internationales en 1967. Ces frontières, il faut le préciser, représentent 20 % de plus que le territoire défini lors de la création d’Israël en 1947. » Mais il va plus loin en contribuant à la création du tribunal Russell sur la Palestine3. L’État israélien se retrouve sur le banc des accusés au nom d’un objectif : « Réaffirmer la primauté du droit international comme base du règlement du conflit israélo-palestinien », explique Stéphane Hessel à de jeunes élèves d’une école du Brabant wallon.
Puis, comme à l’habitude, il se lève et se dirige vers son hôte pour recevoir sa énième décoration honorifique reçue aujourd’hui du président du Parlement fédéral. En quarante-huit heures, il en aura tout de même reçu trois (dont celle de citoyen d’honneur de la Ville de Bruxelles) et lorsqu’on le lui rappelle, il sourit, modeste, préférant s’inquiéter de l’avenir de la Belgique, histoire de guider rapidement la conversation vers d’autres sujets. Comme la laïcité par exemple ? « Il y a un nombre considérable de cultures, de religions et de fois diverses autour du monde. Elles ont toutes leur raison d’être, mais je demande aux croyants de ne pas faire du prosélytisme. Le laïque demande à être respecté pour ses convictions en respectant celle des autres. À l’État de ne privilégier aucune religion ou idéologie […]. Je suis, par chance ou par malchance, un athée. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir des relations avec la transcendance et par conséquent, c’est une libération et une responsabilisation à l’égard des grandes religions. Je peux conduire ma vie conformément à des valeurs humaines et non plus divines. » Pas sûr encore qu’avec de telles déclarations, Stéphane Hessel se fasse forcément plus d’amis…
1 Stéphane Hessel est décédé le 27 février 2013 à l’âge de 96 ans, NDLR.
2 Depuis sa sortie en 2010, Indignez-vous ! s’est vendu à près de 3 776 638 exemplaires, ce qui fait de lui le plus gros succès éditorial des quinze dernières années, NDLR.
3 Le tribunal Russell (du nom de son président d’honneur, Bertrand Russell), un tribunal d’opinion créé notamment par Jean-Paul Sartre dans les années 1960. À l’époque, ses membres ont tenté d’examiner les multiples atteintes aux droits de l’homme commises durant le conflit au Vietnam.