Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

La globalisation du mariage gay


Libres ensemble

Manifestement, l’homosexualité tend de plus en plus à s’inscrire dans l’ordre familial, là où les individus se sont émancipés des modèles religieux de la famille nucléaire et du mariage hétéro, sinon rien.


En 2003, lors du vote sur l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, certains parlementaires belges s’étaient sentis très isolés. La décision d’ouvrir le mariage tranchait avec les formes antérieures de reconnaissance légale des unions de même sexe, inaugurées par le Danemark en 1989. De manière spécifique comme en Scandinavie ou en Allemagne, ou universelle comme en France, celles-ci reconnaissaient des droits et des devoirs parfois très proches du mariage, mais clairement distincts de cette institution. La proposition de loi belge s’attaquait quant à elle directement au mariage. Or, la Belgique – à cet égard – n’avait pas une tradition d’avant-gardisme sur la scène internationale et l’introduction de ce statut pouvait ébranler la cohérence du système juridique international. Selon certains, cette décision risquait aussi de nuire aux intérêts des citoyens belges hétérosexuels, par exemple en matière d’adoption.

Depuis lors, la situation s’est radicalement transformée et les débats se sont accélérés. L’enjeu du mariage civil entre personnes du même sexe est aujourd’hui globalisé. L’Espagne, le Canada, l’Afrique du Sud, la Norvège, la Suède, la ville de Mexico et plusieurs États américains ont fait le même choix que la Belgique et les Pays-Bas. D’autres pays semblent cheminer dans cette direction, dont le Portugal et le Luxembourg. La mobilisation est intense aux États-Unis, en Amérique latine et en France. Le Vatican manifeste partout où il peut sa désapprobation. Le roi du Cambodge a manifesté son intérêt et, plus récemment, la première dame d’Albanie a annoncé son soutien. À l’inverse, plusieurs pays, dont la Lettonie et les États-Unis ont adopté des dispositions constitutionnelles pour empêcher de telles initiatives. Quelques pays africains discutent aussi du durcissement de leurs lois et de leurs politiques à l’égard des homosexuel.le.s, qui ont suscité parfois de véritables chasses à l’homme.

L’accélération des débats autour du mariage gay et la diversité des endroits où ceux-ci se déroulent désarçonnent. Il ne s’agit en effet plus uniquement d’un débat propre à l’Europe (de l’Ouest), l’Amérique du Nord et l’Océanie et, au sein de l’Europe, aux pays protestants et/ou du Nord. Le récent vote portugais, la loi de la ville de Mexico et la décision d’un tribunal argentin étonnent d’autant plus que ces pays se caractérisent par des taux d’homophobie importants et/ou un mouvement LGBTQI+ relativement faible. Cette nouvelle géographie du mariage gay interroge donc les modèles d’explication généralement avancés pour expliquer le développement de la reconnaissance légale des unions de même sexe. Elle pose aussi la question des mécanismes permettant une diffusion aussi rapide de ce débat.

Une remise en cause des longs processus

Ces vingt dernières années, l’émergence et la satisfaction de revendications relatives à la reconnaissance légale des unions de même sexe ont souvent été expliquées, outre l’épidémie de sida et l’action des mouvements sociaux, par des transformations de longue durée au sein des sociétés occidentales et des changements au niveau du mariage et de la famille. Il s’agissait donc, pour la plupart des observateurs, d’une évolution propre à certaines sociétés.

D’une part, la reconnaissance croissante des unions de même sexe s’inscrirait dans des dynamiques telles que la détraditionnalisation et la sécularisation des sociétés occidentales, qui ont émancipé les individus de modèles religieux d’interprétation du monde souvent hostiles à l’homosexualité. Elle découlerait aussi des progrès du processus d’individuation, qui a dégagé les individus de leurs attaches prescrites au profit d’appartenances choisies. De plus, ce processus serait lié à l’égalisation des rapports entre hommes et femmes. Enfin, on ne peut exclure l’augmentation des richesses et la mise en place de la sécurité sociale, qui ont accentué l’individualisation des moyens de subsistance et amoindri le rôle économique des familles.

Gay rights activists "Jose" (L) and "Manuel" (2ndL) and "Ana" (2ndR) and "Maria" (R) stage a wedding ceremony in front of the Portuguese parliament in downtown Lisbon on October 10, 2008. Left-wing parties Bloco de Esquerda and Os Verdes failled today to pass a bill proposing to legalize gay marriage. AFP PHOTO / FRANCISCO LEONG

© AFP

D’autre part, plusieurs évolutions au niveau du mariage et de la famille auraient favorisé l’acceptation de l’homosexualité et son inscription dans l’ordre familial. Parmi celles-ci, les processus de désinstitutionnalisation du mariage, de diversification des modes de vie en couple et de pluralisation des configurations familiales. Tout en s’écartant de sa fondation dans des rapports de genre inégaux, le mariage aurait perdu sa nature d’institution publique fondamentale de l’ordre politique pour se transformer en un véritable contrat, par définition privé et soumis à la volonté des cocontractants. Il répondrait par conséquent à une pluralité de significations. En outre, les manières de vivre en couple se seraient diversifiées. Le fossé séparant les relations vécues par les gays et les lesbiennes de l’idéal assigné aux unions matrimoniales se serait donc réduit. Aujourd’hui, l’amour et l’engagement entre les partenaires, combinés au primat de leur libre arbitre, constitueraient les principaux fondements des unions tant matrimoniales que non matrimoniales. En outre, l’union et la reproduction, ou dans des termes plus anthropologiques l’alliance et la filiation, auraient aussi été dissociées. Il n’est plus nécessaire d’être marié pour avoir des enfants et, de fait, la plupart des enfants naissent hors mariage. La famille, le couple et le mariage constitueraient donc des réalités distinctes.

Un débat transnational

Plusieurs de ces transformations ne se sont pas produites dans des pays où le mariage gay est aujourd’hui discuté ou a été adopté. À tout le moins, celles-ci n’ont pas suivi le même rythme ni reçu exactement le même contenu. Par conséquent, les explications en termes de longs processus ne sont que partiellement pertinentes et il faut envisager d’autres pistes de réflexion comme les trois formulées ci-après. D’abord, le passage de la revendication d’une forme de partenariat pour les couples de même sexe à celle du mariage civil correspond à l’hégémonisation d’une vision de l’égalité issue du droit, qui s’oppose à la discrimination et se concrétise par la liberté de choix. Cette conception, très spécifique, a réussi à se frayer un chemin dans le monde de l’activisme et de la politique et à s’imposer comme la définition de l’égalité. Par conséquent, la demande du droit au mariage n’est pas nécessairement liée au contexte social où elle se déploie, mais peut au contraire émerger et se diffuser à partir des logiques et des acteurs du droit, d’autant plus quand des juristes occupent des positions-clés.

Ensuite, on peut déceler l’action de réseaux transnationaux. De manière croissante, les militants LGBTQI+ sont intégrés au-delà des frontières nationales, notamment par l’intermédiaire de l’International Gay and Lesbian Association (ILGA) et son antenne européenne, ILGA-Europe. Ces organisations offrent des lieux privilégiés pour l’échange d’informations et la coordination de revendications et d’actions à l’échelle régionale ou globale. Ces réseaux ne se limitent par ailleurs pas aux militants, mais peuvent aussi réunir des politiques et des fonctionnaires, voire des universitaires. Ces derniers se sont avérés importants pour l’émergence de la revendication du droit au mariage en Europe, comme le montre l’action de Daniel Borrillo, à la fois professeur de droit et principal activiste en France, conseiller des associations espagnoles et auteur abondamment lu en Belgique francophone.

Enfin, il convient d’envisager l’émergence de normes internationales en faveur de l’adoption du droit au mariage. Ces attentes à l’égard du comportement de certains acteurs s’appliqueraient tant aux mouvements sociaux qu’au monde politique. Elles inciteraient à défendre cette mesure par volonté de conformité sur la scène internationale, désir de faire parler de soi, d’incarner une rupture ou de se montrer progressiste (comme Guy Verhofstadt ou Luis Zapatero). Si leur émergence semble étroitement liée à l’accélération et à l’augmentation des flux d’informations dans le contexte de la globalisation, elles fonctionnent via des liens culturels et géographiques. Le Luxembourg constitue en effet le seul pays du Benelux à ne pas avoir ouvert le mariage, mais il a déjà suivi l’exemple de ses partenaires en matière d’euthanasie. De même, les socialistes portugais ont probablement été inspirés par leurs homologues espagnols, à la fois proches et apparemment couronnés de succès.

Ces quelques développements, qui relativisent le poids des grands processus, posent deux questions. D’une part, quelle est la pertinence de demander l’ouverture du mariage aux couples de même sexe tout le temps et en tout lieu ? Le décalage entre cette nouvelle mode internationale et certaines réalités nationales est en effet flagrant. L’année dernière, des activistes chiliens me confiaient ainsi leur malaise face à cette revendication. Le mariage est un acte public, repris dans l’état civil des personnes. Or, de nombreux gays et lesbiennes préfèrent encore se cacher, particulièrement au travail. Par conséquent, le mariage est-il une priorité ? Ne peut-on imaginer des compromis nationaux qui permettraient de résoudre les problèmes des couples de même sexe, tout en étant plus adaptés aux situations concrètes vécues par ceux-ci ? D’autre part, la diversité des contextes où ce droit est demandé, voire accordé, interroge les effets supposés de cette réforme. S’il est encore trop tôt pour répondre à cette question, il semble néanmoins acquis que l’ouverture du mariage n’entraînera pas les mêmes conséquences dans tous les pays étudiés. Ainsi, les premières recherches anthropologiques menées en Espagne, où la famille n’a pas connu les mêmes transformations que dans le nord de l’Europe et reste une unité économique et affective fondamentale, révèlent que le mariage gay pourrait aussi constituer une manière de réinscrire les enfants homosexuels dans une certaine normalité familiale.