Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Culture

L’humour est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des fantaisistes. On ne le dira jamais assez et les militaires, gens sérieux s’il en est, ne le savent que trop bien. Il suffit d’imaginer les catastrophes auxquelles nous serions exposés si l’on confiait la conduite des guerres à des amateurs.


Mais lorsqu’on parle d’humour, est-on bien sûr de savoir de quoi il s’agit ? Les diverses définitions qu’en ont données les plus grands humoristes récents (Oscar Wilde, W.C. Fields, Alphonse Allais, Sacha Guitry, Boris Vian et autres pataphysiciens) présentent des approches si diverses et variées que l’on peut à bon droit se poser la question  : « Tout cela est-il bien sérieux ? »

Il semblerait qu’il faille plutôt se tourner vers les avis plus graves de doctes psychologues, sociologues ou même psychiatres, personnages en général peu portés sur la plaisanterie, pour se faire une idée valable. Mais cela ne serait probablement pas très rigolo et tout de suite se pose la question  : l’humour doit-il toujours faire rire, et de quoi rions-nous ? Si l’on admet que le rire est le propre de l’homme, il faudra aussi reconnaître que la détermination de ses causes sera aussi ardue que la recherche d’une définition de l’être humain.

Celle qui affirme que nous ne sommes tout compte fait que des bipèdes sans plumes peut sans doute être considérée comme amusante, mais gageons qu’elle ne fera même pas sourire les sévères philosophes et autres moralistes pédants convaincus de la mission importante de l’homme sur cette terre. Non, l’humour ne fait pas toujours rire et nous ne rions pas tous des mêmes plaisanteries. D’ailleurs, le mot « plaisanterie » comporte la racine « plaire » et, sans tomber nécessairement dans les excès d’un Baudelaire qui se complaisait dans le « plaisir aristocratique de déplaire », force nous est de reconnaître qu’un trait d’humour, par sa nature même, ne pourra que très exceptionnellement plaire à tout le monde.

Ceci pose évidemment un problème très sérieux aux humoristes professionnels qui ne peuvent pas tous se permettre les libertés d’un grand poète  : pour gagner leur vie, ils sont bien obligés, d’une manière ou d’une autre, de plaire au plus grand nombre. C’est le choix des limites de ce « plus grand nombre » qui fixe les limites de l’humour des professionnels, et pas du tout des questions de bon goût ou de bienséance. Le succès d’un humoriste de métier résidera principalement dans sa capacité à déterminer jusqu’où il pourra aller trop loin tout en conservant un public suffisant.

Un phénomène socioculturel

Le talent, la lucidité, voire la perversité d’un humoriste ne sont jamais suffisants pour déterminer un humour de qualité. C’est le « public » qui est déterminant, et si l’humoriste sait bien que le rire est le propre de l’homme, il sait aussi que la majeure partie de ceux-ci ne rient que du malheur des autres (vieux dicton bien connu), pour autant que ces « autres » ne nous soient pas trop chers.

Voir un monsieur sérieux prendre une tarte à la crème dans la figure peut, chez les âmes simples, déclencher l’hilarité si, bien entendu, la victime n’est pas réellement admirée. Il est aussi fort douteux que le monsieur en question trouve la plaisanterie à son goût. Cet exemple peut paraître par trop simpliste, mais ne vous y trompez pas  : aussi larges d’esprit que vous croyiez être, il est peu probable que vous vous esclafferiez d’une taquinerie qui égratigne vos convictions les plus profondes ou un personnage que vous applaudissez. Rares sont d’ailleurs les amuseurs publics qui transgressent directement ce tabou et les sujets doués qui s’y risquent sont ceux qui arrivent à faire croire que c’est encore des autres que l’on rit.

Mais, généralement, leurs flèches acérées ne visent alors que des minorités culturelles ou idéologiques que de toute manière nous méprisons, sinon ouvertement, du moins dans notre subconscient, ou encore dont nous croyons ne pas faire partie. De plus, même lorsqu’il s’agit de simples plaisanteries amusantes ou anodines, il est absolument nécessaire qu’une production à prétention humoristique soit comprise rapidement et sans trop de difficultés. Une blague ou une caricature qu’il faut expliquer par le menu perd tout son sel. Beaucoup plus encore que notre propre susceptibilité, la culture générale et le niveau moyen d’intelligence d’une population fixent donc des limites infranchissables aux diverses formes d’humour qui pourraient s’y développer.

L’humoriste se trouve alors confronté à ce terrible problème  : plaire et faire rire à la fois en tenant compte de la culture et de l’intelligence de son public et, accessoirement, de quelques lois concernant l’outrage ou le blasphème. Ces limites sont des carcans insupportables à tout humoriste qui se respecte et il n’aura de cesse de s’en libérer tout en essayant de ne pas se faire prendre.

Cachez ce saint…

Il faut donc passer à la clandestinité et cacher son humour le plus féroce sous des dehors amusants susceptibles de ne pas déplaire aux âmes sensibles trop puritaines, trop pieuses ou trop laïques et jouer au compère qui a l’air d’un saint. Un exemple type mais extrême de ce genre de cachotteries est ce message mystérieux diffusé parmi tant d’autres sur les ondes de la BBC pendant la guerre de 1940-1945  : « Duce, tes gladiateurs circulent dans le sang ! »1 Seuls les esprits pervers ou mal tournés verront là une plaisanterie d’un goût délicat, surtout si l’on songe que ces phrases étaient généralement répétées deux fois avec grande précision par une voix d’une exquise féminité. Si l’exemple précédent a été choisi, c’est bien évidemment à cause du mot « clandestinité », et donc, par association, « résistance » et « guerre ». Nous en reparlerons, mais peut-on rire de ces choses-là ?… L’humour trop hermétique finit d’ailleurs par ne plus être compris que de quelques rares initiés et ne répondra dès lors plus au critère fondamental de compréhension sinon immédiate, du moins relativement aisée, ce qui lui fait perdre toute son efficacité.

Or, de même que les dames n’aiment pas le marc trop doux, comme chacun sait, de même la finalité de l’humour n’est pas de tomber à plat sur quelque plaisante niaiserie sucrée de piqueux de salon. Elle se doit au contraire de faire évoquer, même parfois (et pour certains, de préférence, mais ceux-là sont de vrais pervers), à notre insu ou contre notre gré, des images dures, cruelles, obscènes même et volontiers subversives.

Il faut que les tentures du plus sordide des lupanars frémissent d’horreur ou rougissent de honte, que les tyrans les plus bornés se sentent dépités et minables, que les hypocrites les plus fourbes soient abusés par les mythes et, sans déplorer les jeunes filles en fleurs, si chères à Proust, que les âmes les plus innocentes se sentent coupables, que ceux que l’on nomme les bien-pensants se sentent envahis d’un trouble suspect et concupiscent et que nos plus doctes philosophes, si préoccupés qu’ils dînent en pensant, craignent de se passer de vos valeurs. Il faut même lasser la pitié des moines ! L’humoriste dès lors, comme le jardinier et contrairement au chêne qui se rompt va, à l’instar du roseau et du poète, plier en chantant, au lieu de quêter sur un pliant.

L’humour vous envoie dans la culture

Dans le but de faire passer des messages qui ne sont pas toujours roses, susceptibles de faire ricaner les plus pervers et les plus subversifs, de dérider les esprits les plus mal tournés et de faire en sorte que les plus simples, les plus incultes et les plus naïfs d’entre nous (qui ne sont pas nécessairement les plus gentils) puissent aussi prendre la chose en riant, l’humoriste consciencieux qui ne désire pas s’attirer l’opprobre général ni sombrer dans une prostitution facile, se voit contraint, pour toucher un public aussi large que possible, d’utiliser l’humour à plusieurs dimensions. Ce procédé, relativement complexe, nécessite des dons sérieux ou de solides connaissances psychologiques.

Il est fondé essentiellement sur l’association d’idées, idées que l’humoriste suppose pouvoir être générées par le cerveau de ceux qui l’écoutent. Il est donc essentiel d’être capable de déterminer le niveau moyen de ceux-ci, ainsi que le contexte socioculturel général où l’on entend s’exercer. Un bon humoriste est nécessairement quelqu’un qui non seulement a longtemps étudié les travers de ses semblables, mais également et surtout leurs divers niveaux de compréhension ou qui, à défaut d’études, y porte une plus grande sensibilité.

Le grand art consiste à présenter une image (sous forme de texte, de dessin…) qui possède des qualités de drôlerie au niveau le plus simpliste (un monsieur sérieux met le pied dans un moka kabyle ou une fumeuse trouve une brique dans son tabac), niveau qui suffit d’ailleurs à la plus grande partie du public. Mais cette image comportera des éléments visibles (ou audibles) qui font penser à autre chose dont vous percevez alors les éléments. Ceux-ci, à leur tour, si vous avez le bagage suffisant, font apparaître des détails qui n’étaient pas visibles au premier coup d’œil. Ces associations d’idées successives ne se produisent que dans notre cerveau et dépendent donc essentiellement de notre imagination et de notre culture. C’est peut-être aussi difficile que pour un curé de tirer un écu de son tronc, mais ainsi l’humoriste peut, en théorie sans crainte, dépasser largement les limites de nos tabous ou celles imposées par la simple bienséance, puisque, si inconvenance il y a, elle ne provient que de l’inconduite de notre propre subconscient.

N’allez pas pour cela croire d’emblée que tous les humoristes sont des machiavéliques qui passent leur temps à s’en lécher dans leurs calculs. Il ne faut, en effet, pas juger le pichet sur la mine et rendre le pinard visible. Souvent, leur production est parfaitement spontanée et les associations scabreuses qu’elle peut nous suggérer sont le produit du travail de leur propre inconscient.

Prenez part à la danse

L’humour se présente alors comme une sorte de dialogue non dit dont nous fixons nous-mêmes le niveau. Mais, dans cette espèce de télépathie sans fil, il faut se méfier des parasites qui vous brouillent l’écoute. Parce que, et c’est là que le bât blesse, trop souvent notre hypocrisie foncière rend le pitre responsable des jeux de fous de nos sombres autosuggestions. Si déjà nous n’aimons pas ceux qui nous montrent nos défauts, nous aimons encore moins ceux qui nous les font découvrir.

Pour apprécier pleinement l’humour, il convient donc de voir les choses avec une certaine sérénité. Pas cette sérénité béate consécutive à un angélisme euphorisant, mais celle que procure le plaisir ineffable de considérer le monde conique (comme l’imagine Einstein) avec suffisamment de recul. C’est pour cette raison sans doute que la plupart des gens engagés à fond dans un combat qui occupe tout leur esprit, ce qui leur donne souvent mine piteuse (et quelle bouille !) sont si peu enclins à pratiquer ou à comprendre l’humour. De la dérision, encore de la dérision, toujours de la dérision. C’est l’arme la plus efficace contre tout ce qui nous opprime, nous effraie, nous domine, nous accule et nous encorde. Mais dérision bien ordonnée commence par soi-même ! La première leçon d’humour consiste à essayer de ne pas trop se prendre au sérieux afin que notre rire puisse être provoqué par autre chose que le malheur ou les défauts d’autrui. Secouons les mites de nos habits, détestons nos ridicules et goûtons la farce !


1  Raconté par le colonel Rémy, cité dans Luc Étienne, L’art du contrepet, J.J. Pauvert, 1957.